EDITORIAUX 2006

Juillet 2006
Prospective : l’avenir au péril du présent

Le 18 avril 1955, trente chefs d’Etats ou hauts personnages africains et asiatiques, dont certains – Chou En Lai (Chine), Nasser (Egypte), Nehru (Inde), Norodom Siha-nouk (Cambodge) – sont restés célèbres, se réunissent à Bandung, Indonésie, à l’invitation du Président Soekarno. Deux mille délégués, pas une seule femme (Indira Gandhi, qui avait accompagné Nehru, était dans les tribunes). Leurs pays sont indé-pendants, parfois depuis peu. Des observateurs représentent des pays qui ne le sont pas encore, dont Ben Bella pour l’Algérie.

Le congrès des « damnés de la Terre », des 65 % de la population mondiale qui, longtemps asservis, vivent encore dans la grande pauvreté, célèbre la fin de la décolonisation et leur admission dans la communauté des nations. L’écho dans le monde est immense. La presse et les milieux intellectuels d’Occident saluent « l’esprit de Bandung ».

Evidemment, les participants ne nourrissent pas tous les mêmes intentions. La Chine est très active, provoquant, semble-t-il, la grande irritation des Indiens. L’Union soviétique n’est pas invitée (malgré le fait qu’une grande partie du territoire soviétique se trouve en Asie, on a pris soin de « mettre symboliquement à l’écart l’homme occidental »*, c’est-à-dire le Blanc). Ces deux grandes puissances – qui ne se querelleront qu’un peu plus tard – sont là pour mobiliser, contre les nations riches, les nations pauvres dans une lutte des classes à l’échelle mondiale. Si elles y étaient parvenues, il y a fort à parier que la Terre tout entière pourrait être aujourd’hui dans l’état où étaient les pays pauvres à l’époque : stagnation, isolement, absence de perspectives, menaces permanentes de totalitarismes, de fièvres idéologiques ou religieuses.

Penser à Bandung aujourd’hui nous aide à envisager les problématiques des décennies à venir. Les délégués baignaient dans le tout politique pour le présent et l’utopie pour l’avenir. Ils ne voyaient pas la montée de la société civile dans le monde, le formidable enrichissement qui résulterait de l’explosion des échanges, ils n’étaient pas sensibles à l’impact des nouvelles technologies. Pourtant, la globalisation des activités était déjà bien engagée dans l’économie, les transports, le sport, la culture ; les nouvelles technologies façonnaient de nouveaux marchés, des réseaux économiques, financiers, de transport. Tout cela, pour eux, était négligeable (sauf peut-être pour la délégation japonaise, restée très discrète). Les échanges, à leurs yeux, étaient subordonnés aux intérêts des nations et les relations internationales portaient d’abord sur la gestion des conflits. Ils ne le savaient pas, mais ils étaient déconnectés.

Contre l’esprit de Bandung, malgré la misère et les tragédies encore omniprésentes, nous avons parcouru un long chemin depuis. La Conférence s’exprimait au nom de 1,5 milliard de pauvres ; leurs descendants sont aujourd’hui plus de 4 milliards, mais 2,5 milliards d’entre eux sont sortis de la misère ; la part de l’Asie dans les activités de recherche et de développement est passée de 15 à 32 % au cours des quatre dernières années. Et, en 2005, qui sait que notre planète a produit davantage de transistors que de grains de riz, et à moindre coût ?**

Sommes-nous aujourd’hui plus malins, plus attentifs aux réalités et aux enjeux de demain que ne l’étaient les délégués à Bandung ? Notre handicap n’est plus l’idéologie (et le marché des idéologies est lui-même plus diversifié qu’il n’était). Notre handicap à nous, c’est la domination des intérêts du présent sur ceux de l’avenir.

Le discours sur l’avenir sait être vibrant, à propos de développement durable par exemple. Mais la mécanique des facteurs qui garantissent la toute puissance du présent est irrésistible : citons, sans prétendre être exhaustifs, les phénomènes d’opinion, puissamment relayés par les médias ; les rites électoraux ; les modes ; et surtout la préférence pour le statu quo (élégamment entretenue par des réformettes) que l’on rencontre partout. Entre le présent, que tout le monde se consacre à continuer, et l’avenir que nul ne défend, le combat est par trop inégal.

Les délégués de Bandung croyaient bâtir le futur, mais la conférence a été en fait l’acte de décès d’un système de références devenu caduc. Leur chance – et la nôtre – c’est qu’ils n’ont pas été suivis. Notre aveuglement ne vaut pas mieux que le leur, mais nous sommes prévenus que si nous ne prenons pas nos responsabilités pour l’avenir, cette fois c’est la catastrophe qui est devant nous.

Coïncidence à méditer : le 18 avril 1955 était aussi le jour de la mort d’Albert Einstein.

Armand Braun

*   Arthur Conte, Bandoung, tournant de l’Histoire (Ed. Robert Laffont, 1965)
** Business Week, juin 2006 

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