Série « Le temps »
« Vol de nuit »
Aquarelle sur papier
Marika Sterne
« Saraï, épouse d’Abram, ne lui avait pas donné d’enfant. Elle avait une esclave égyptienne nommée Agar. Saraï dit à Abram : "Hélas ! l’Éternel m’a refusé l’enfantement ; approche-toi donc de mon esclave : peut-être, par elle, aurai-je un enfant. "
Abram obéit à la voix de Saraï. Saraï, épouse d’Abram pris Agar, l’Égyptienne, son esclave et elle la donna à son époux Abram pour qu’elle lui servit de femme. Il s’approcha d’Agar, et elle conçut. »
La Bible – Genèse, chapitre XVII
Praxagora sort de chez elle. Elle est déguisée en homme, parle comme un homme et agite une lampe :
« Je suis affligé et peiné par le désordre des affaires de la cité. Je déclare qu’il faut la livrer aux femmes. En effet, dans nos maisons, ce sont elles que nous employons comme surveillantes et gouvernantes. Et je déclare qu’elles nous sont supérieures quant aux mœurs.
Seconde Femme
Voilà qui est bien imaginé, mais comment ferons-nous pour aller voter ?
Praxagora
Il faut voter à main levée en découvrant le bras jusqu’à l’épaule. Allons donc, relevez vos petites tuniques, chaussez au plus vite vos grosses chaussures laconiennes, comme vous le voyez faire à vos maris, lorsqu’ils doivent se rendre à l’Assemblée, ou qu’ils en sortent. Puis, une fois tout cela au point, attachez-vous vos fausses barbes. Et quand vous les aurez savamment adaptées, jetez aussi sur vos épaules les manteaux volés à vos maris, puis, appuyées sur vos bâtons, marchez en chantant quelque vieille chanson, à la manière des gens de la campagne. »
Aristophane – L’Assemblée des femmes – 392 avant notre ère
« Sur un plateau destiné aux hors d’œuvre était un petit âne en bronze de Corinthe, portant un bissac qui contenait d’un côté des olives vertes, de l’autre des noires. Des arceaux soutenaient des loirs assaisonnés avec du miel et des pavots. Plus loin, des saucisses sur un gril d’argent ; et, au-dessous du gril, des prunes de Syrie et des grains de grenades.
On nous servit une corbeille contenant une poule de bois sculpté, qui, les ailes ouvertes et étendues en cercle, semblait réellement couver des œufs. Aussitôt deux esclaves s’en approchèrent et, fouillant dans la paille, en retirèrent des œufs de paon qu’ils distribuèrent aux convives. À l’intérieur de la coquille en pâte légère, un becfigue bien gras, enseveli dans des jaunes d’œuf poivrés.
Entrèrent deux Ethiopiens à longue chevelure, portant deux petites outres pareilles à celles dont on se sert pour arroser l’amphithéâtre, et, au lieu d’eau, ils nous versèrent du vin sur les mains.
On apporta des flacons de cristal soigneusement cachetés ; au cou de chacun d’eux était suspendue une étiquette : Falerne opimien de cent ans.
Trimalcion battant des mains :
- Hélas ! s’écria-t-il, hélas ! il est donc bien vrai, le vin vit plus longtemps que l’homme ! Buvons donc comme des éponges ; le vin, c’est la vie.
Arriva le second service : un surtout en forme de globe, autour duquel étaient représentés les douze signes du zodiaque, rangés en cercle. Au-dessus de chacun d’eux, le maître d’hôtel avait placé des mets qui, par leur forme ou leur nature, avaient quelque rapport avec ces constellations : sur le Bélier, des pois chiches ; sur le Taureau, une pièce de bœuf ; sur les Gémeaux, des rognons et des testicules ; sur le Cancer, une simple couronne ; sur le Lion, des figure d’Afrique ; sur la Vierge, une matrice de truie ; au-dessus de la Balance, un peson, qui, d’un côté, soutenait une tourte, de l’autre, un gâteau ; au-dessus du Scorpion, un petit poisson de mer ; au-dessus du Sagittaire, un lièvre ; une langouste sur le Capricorne ; sur le Verseau, une oie ; deux surmulets sur les Poissons. Au centre une touffe de gazon supportait un rayon de miel. Un esclave égyptien nous présentait à la ronde du pain chaud dans un petit four d’argent.
Nous nous disposions tristement à attaquer des mets aussi grossiers, quand quatre esclaves enlevèrent en dansant la partie supérieure du globe. Soudain se découvrit à nous un nouveau service : des volailles engraissées, une tétine de truie, un lièvre avec des ailes sur le dos, qui figurait Pégase. Dans les angles de ce surtout, quatre satyres portaient de petites outres d’où s’écoulait une saumure poivrée, dont les flots allaient grossir l’Euripe où nageaient des poissons tout accommodés.
Des chiens de Laconie, s’élançant dans la salle, se mirent à courir autour de la table. Ils étaient suivis d’un plateau sur lequel on portait un sanglier de la plus haute taille. À ses défenses étaient suspendues deux corbeilles, l’une remplie de dattes de Syrie, l’autre de dattes de Thébaïde. Des marcassins faits de pâte cuite au four entouraient l’animal, comme s’ils eussent voulu se suspendre à ses mamelles. Un grand estafier à longue barbe, habillé en chasseur, donne un grand coup de couteau de chasse dans le ventre de la laie : de son flanc entr’ouvert s’échappèrent une volée de grives ; des oiseleurs les rattrapèrent et en offrirent une à chacun des convives.
Un jeune esclave, couronné de pampre et de lierre, fit le tour de la table avec une corbeille de raisins.
Nous ne savions pas que nous n’étions encore parvenus qu’à la moitié de ce splendide et interminable festin… »
« Pour le dessert, la table fut couverte d’un plateau garni de gâteaux : une figure de Priape en pâtisserie en ornait le centre ; il portait une grande corbeille pleine de raisins et de fruits de toute espèces… Puis on offrit à chacun de nous une poularde grasse et des œufs d’oie. »
Pétrone – Le Satyricon - Festin chez Trimalcion – entre 69 et 110
Depuis le Moyen-Âge, les Juifs du ghetto de Prague étaient en butte aux persécutions. Au XVIe siècle, un moine nommé Tadeusz exacerba la haine des Juifs et les pogroms se multiplièrent.
Le grand rabbin de Prague était alors Juda Loewe ben Betsalel, dit le Maharal. Une nuit, Dieu lui souffla en rêve une idée. À son réveil, il convoqua son gendre et son plus fidèle disciple et leur expliqua son plan.
Les trois hommes prièrent pendant trois jours puis ils se rendirent en dehors de la ville, sur les rives de la Vltava. Là ils modelèrent une statue d’argile ayant la taille et l’apparence d’un homme, le visage tourné vers le ciel. Ils en firent chacun sept fois le tour en se concentrant sur certaines combinaisons de lettres sacrées. En effet, versés dans la Kabbale, ils les avaient étudiées dans le Livre de la Formation, un traité de cosmologie qui représente la création de toutes choses par la permutation des lettres.
Puis le Maharal mit dans la bouche de la statue un parchemin où il avait inscrit le nom de Dieu, et tous ensemble ils récitèrent sept fois ce verset : « Et il souffla dans ses narines un souffle de vie et l’homme devint vivant. »
Alors l’humanoïde d’argile ouvrit les yeux. Le Maharal lui ordonna de se lever et de s’habiller avec des vêtements qu’il avait apportés.
« Ton nom est Yossel le Golem. Tu seras le bedeau de la synagogue », lui dit le Maharal. « Je t’ai créé avec l’aide de Dieu afin que tu protèges les Juifs contre leurs ennemis. Tu obéiras à tous mes ordres car tu n’as aucune volonté propre. » Et ils reprirent le chemin de la ville.
Le Golem avait l’apparence d’un homme ordinaire, mais ses mouvements étaient raides et il était muet. Toute la journée il demeurait assis, le regard vide. Son visage s’animait seulement quand le Maharal lui parlait ; alors il écoutait attentivement, humblement, puis partait exécuter l’ordre reçu, quel qu’il fût.
Son travail consistait à patrouiller la nuit dans le ghetto. Puissant, agile, il repérait l’ennemi dans l’obscurité, le capturait, le garrottait et le portait comme un ballot jusque devant l’Hôtel de Ville où il l’abandonnait.
Quand le danger sembla passé, le Maharal ordonna à Yossel de l’accompagner au grenier. Là il lui dit de se coucher et d’ouvrir la bouche. Il en retira le parchemin magique et dit : « Tu es poussière et tu retourneras à la poussière. » Et le Golem redevint un tas d’argile.
C’est pourquoi il est interdit de monter dans le grenier de la vieille synagogue. Et si l’on vous dit que c’est par souci de sécurité, parce que le toit risque de s’effondrer, n’en croyez rien…
D’après Nissan Mindel (1912 – 1999)
https://fr.chabad.org/library/article_cdo/aid/943613/Le-Golem.htm
« Monsieur, la plupart des hommes, qui ne jugent que par les sens, se sont laissé persuader à leurs yeux, et de même que celui dont le vaisseau vogue terre à terre croit demeurer immobile, et que le rivage chemine, ainsi les hommes, tournant avec la Terre autour du Ciel, ont cru que c’était le Ciel lui-même qui tournait autour d’eux. Ajoutez à cela l’orgueil insupportable des humains, qui se persuadent que la Nature n’a été faite que pour eux, comme s’il était vraisemblable que le Soleil, un grand corps quatre cent trente-quatre fois plus vaste que la Terre, n’eût été allumé que pour mûrir ses nèfles et pommer ses choux. Quant à moi, bien loin de consentir à leur insolence, je crois que les Planètes sont des mondes autour des Soleils qui ont des Planètes autour d’eux, c’est-à-dire, des mondes que nous ne voyons pas d’ici à cause de leur petitesse, et parce que leur lumière empruntée ne saurait venir jusqu’à nous. Car comment, en bonne foi, s’imaginer que ces globes si spacieux ne soient que de grandes campagnes désertes, et que le nôtre, à cause que nous y campons, ait été bâti pour une douzaine de petits superbes ? Quoi ! parce que le Soleil compasse nos jours et nos années, est-ce à dire, pour cela, qu’il n’ait été construit qu’afin que nous ne frappions pas la tête contre les murs ? Non, non, si ce Dieu visible éclaire l’homme, c’est par accident, comme le flambeau du Roi éclaire par accident au crocheteur qui passe dans la rue. »
Cyrano de Bergerac – Voyage dans la Lune – 1650
« En quelque endroit que j'aille, il faut fendre la presse
D'un peuple d'importuns qui fourmillent sans cesse.
L'un me heurte d'un ais [1] dont je suis tout froissé ;
Je vois d'un autre coup mon chapeau renversé.
Là, d'un enterrement la funèbre ordonnance
D'un pas lugubre et lent vers l'église s'avance ;
Et plus loin des laquais l'un l'autre s'agaçants,
Font aboyer les chiens et jurer les passants.
Des paveurs en ce lieu me bouchent le passage ;
Là, je trouve une croix de funeste présage,
Et des couvreurs grimpés au toit d'une maison
En font pleuvoir l'ardoise et la tuile à foison.
Là, sur une charrette une poutre branlante
Vient menaçant de loin la foule qu'elle augmente ;
Six chevaux attelés à ce fardeau pesant
Ont peine à l'émouvoir sur le pavé glissant.
D'un carrosse en tournant il accroche une roue,
Et du choc le renverse en un grand tas de boue :
Quand un autre à l'instant s'efforçant de passer,
Dans le même embarras se vient embarrasser.
Vingt carrosses bientôt arrivant à la file
Y sont en moins de rien suivis de plus de mille ;
Et, pour surcroît de maux, un sort malencontreux
Conduit en cet endroit un grand troupeau de bœufs ;
Chacun prétend passer ; l'un mugit, l'autre jure.
Des mulets en sonnant augmentent le murmure.
Aussitôt cent chevaux dans la foule appelés
De l'embarras qui croit ferment les défilés,
Et partout les passants, enchaînant les brigades,
Au milieu de la paix font voir les barricades. »
Nicolas Boileau – Satire VI – Les Embarras de Paris – 1660
[1] Une planche
« Armande
Pour la langue on verra dans peu nos règlements,
Et nous y prétendons faire des remuements.
Par une antipathie, ou juste ou naturelle,
Nous avons pris chacune une haine mortelle
Pour un nombre de mots soit ou verbes ou noms,
Que mutuellement nous nous abandonnons ;
Contre eux nous préparons de mortelles sentences,
Et nous devons ouvrir nos doctes conférences
Par les proscriptions de tous ces mots divers
Donc nous voulons purger et la prose et les vers.
Philaminte
Mais le plus beau projet de notre académie,
Une entreprise noble et dont je suis ravie,
Un dessein plein de gloire, et qui sera vanté
Chez tous les beaux esprits de la postérité,
C’est le retranchement de ces syllabes sales
Qui, dans les plus beaux mots produisent des scandales,
Ces jouets éternels des sots de tous les temps,
Ces fades lieux communs de nos méchants plaisants,
Ces sources d’un amas d’équivoques infâmes
Dont on vient faire insulte à la pudeur des femmes. »
Molière – Les Femmes savantes, Acte III, scène II – 1672
« La calomnie, Monsieur ! Vous ne savez guère ce que vous dédaignez ; j'ai vu les plus honnêtes gens près d'en être accablés. Croyez qu'il n'y a pas de plate méchanceté, pas d'horreurs, pas de conte absurde, qu'on ne fasse adopter aux oisifs d'une grande ville en s'y prenant bien : et nous avons ici des gens d'une adresse !... D'abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l'orage, pianissimo murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en l'oreille adroitement. Le mal est fait ; il germe, il rampe, il chemine, et rinforzando de bouche en bouche il va le diable ; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s'enfler, grandir à vue d'œil ; elle s'élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait ? »
Bazile dans Le Barbier de Séville ou la Précaution inutile – Acte II, scène 8 – Beaumarchais - 1775
Écoutez-le, mis en musique par Rossini en 1815 :
https://www.dailymotion.com/video/x79qo7
« J’entrai avec ravissement dans le mois des tempêtes. Tantôt j’aurais voulu être une de ces guerres errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes ; tantôt j’enviai jusqu’au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l’humble feu de broussailles qu’il avait allumé au coin d’un bois.
Le jour, je m’égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu’il fallait peu de choses à ma rêverie ! une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s’élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du nord sur le tronc d’un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait ! Souvent j’ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent ; j’aurais voulu être sur leurs ailes.
La nuit, lorsque l’aquilon ébranlais ma chaumière, que les pluies tombaient en torrent sur mon toit, qu’à travers ma fenêtre je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés, comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues, il me semblait que la vie redoublait au fond de mon cœur, que j’aurais eu la puissance des créer des mondes. »
Chateaubriand – René – 1802
« À cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner était déjà presque commencé, et Françoise, commandant aux forces de la nature devenues ses aides, donnait à la vapeur des pommes de terre à étuver et faisait finir à point par le feu les chefs d’œuvre culinaires… Je m’arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des billes vertes dans un jeu ; mais mon ravissement était devant les asperges, trempées d’outremer et de rose et dont l’épi, finement pignoché de mauve et d’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au pied – encore souillé pourtant du sol de leur plant – par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s’étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d’aurore, en ces ébauches d’arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j’en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum. »
Marcel Proust – A la recherche du temps perdu - Du côté de chez Swann - 1913