Prospective edito: Sic transit

Le train à crémaillère qui grimpait vaillamment la pente jusqu’à la gare d’altitude, son terminus, s’arrêta brusquement. « Chers passagers », annonça le haut-parleur en trois langues, du même ton doucereux, « nous sommes arrêtés en pleine voie. Ne tentez pas de descendre, nous allons bientôt reprendre notre voyage ».

Les habitués se dirent que lorsqu’on aurait croisé le train descendant, on allait redémarrer. Mais l’attente se prolongeait. Il y eut un peu d’agitation, on se leva, on se rapprocha des fenêtres de gauche (côté montagne) et de droite (côté pâturage). Quand toutes les photos et les selfies possibles eurent été pris, on se rassit. Le train ne repartait toujours pas. Dans la voiture de queue, les gens se taisaient et se regardaient avec des petits sourires gênés.

Soudain un jeune homme roux et barbu s’adressa à la cantonade, dans un anglais joliment chantant. Désignant la montagne abrupte et noire qui semblait toute proche :

- Ceci, Mesdames, Messieurs, vous le savez certainement est la face nord de l’Eiger, haute de 13 015 pieds.

- Autrement dit : 3 970 mètres.

L’homme qui avait ajouté cette précision était assis de l’autre côté du couloir. Il avait posé à côté de lui son sac à dos et ses bâtons de marche. Un labrador noir somnolait à ses pieds.

- Oui, reprit le jeune homme roux. Et savez-vous qui fut le premier en 1858 à en atteindre le sommet ?

Silence. Quelques personnes secouèrent la tête.

- Eh bien, un marchand de chevaux. Et il a fait tout ça en chaussures de ville. C’était un Irlandais comme moi. Il s’appelait Charles Barrington. Presque personne ne connaît son nom. Ni ici, ni en Irlande. Il était accompagné de deux alpinistes suisses. Si vous en avez le temps, allez donc jusqu’au lac d’altitude. Vous y trouverez, inscrits sur les gros galets ronds entourant le lac, les noms de tous ceux qui ont vaincu l’Eiger depuis les années 1930. Quant à Charles Barrington, il n’a droit qu’à une stèle en bas de la montée, si petite que bien peu de promeneurs la remarquent et si abîmée qu’il faut se donner du mal pour la déchiffrer. En fait, si on ne sait pas qu’elle est là, on ne la voit pas.

- Oui, dit l’homme qui lui faisait face. Il arrive souvent que le premier à avoir accompli un exploit ou fait une découverte soit oublié au profit d’autres.

Un couple de Japonais émit un « Haaan » de commisération.

- Eh bien moi, je connais un autre exemple dit l’homme au chien. C’est un Suisse et c’est en Suisse même qu’il a été oublié. C’est Kurt Guyer, l’inventeur de la Clef d’Or, un système unique en son genre qui décourage les rats d’hôtel. Il est conçu pour les petits établissements qui ne disposent pas d’un réceptionniste à temps complet. Il s’agit d’un tableau à clefs où des serrures reliées à un système d’alarme remplacent les clous. Le procédé, lancé dans les années 1980, fonctionne encore dans quelques hôtels. Mais Guyer était seul. Il avait de l’imagination mais pas le sens du commerce. Une grosse société s’est emparée du marché. Et lui, de désespoir, a fini par se suicider.

- Haaan ! refirent les Japonais.

Deux jolies Chinoises, se mirent à chuchoter entre elles, avec force gestes. Finalement, l’une d’elle commença, avec un petit rire gêné :

- Et combien de maris célèbres reconnaissent que c’est au soutien de leur épouse, voire à son travail à leurs côtés, qu’ils doivent leur renommée ? En Chine, dans nos foyers, nous honorons le petit Dieu de la cuisine. Nous savons bien que c’est sa femme qui fait tout le travail, mais elle n’a pas droit à son effigie dans un autel domestique, elle ne reçoit ni fruits, ni encens…

Une voix féminine au fond du compartiment lança : « pas encore #metoo ! ». Il y eut quelques rires, un léger brouhaha…

- Dans le même genre, dit un vieil Américain installé un peu plus loin, permettez-moi de vous raconter une anecdote dont j’ai été le témoin direct. Il y a une trentaine d’années, j’avais rendez-vous à New- York au siège d’une grande entreprise, à l’époque très connue. L’hôtesse me fait signe d’attendre. Un très vieil homme patientait déjà. Un très vieil homme… il devait avoir l’âge que j’ai aujourd'hui ! La porte en verre donnant sur la rue était déréglée. Elle s’ouvrait et se fermait sans arrêt. C’était le mois d’août, des bouffées d’air torride arrivaient du dehors. Le vieux monsieur se leva et alla vers l’hôtesse : « Pouvez-vous, s’il vous plaît, bloquer cette porte ? Il fait très chaud ! »

J’ai encore en mémoire la superbe de la jeune fille, le dédain de son propos quand elle l’invita à retourner s’assoir. À l’époque, j’étais timide. Mais je n’ai pu résister : « Mademoiselle, m’exclamai-je, ce monsieur est le fondateur de cette société qui vous emploie ! »

Elle me regarda d’un air bovin.

À ce moment on entendit le son d’une clarine qui se rapprochait. La tête d’un veau blond et blanc s’encadra dans la fenêtre de la portière, il regarda à l’intérieur, se retourna, grimpa sur le talus et s’éloigna en bondissant. Le train redémarra doucement.

Hélène Braun

Mouloudji – Qu’est-ce que tu crois ?

https://fr.wikipedia.org/wiki/Eiger

https://www.cliffsnotes.com/literature/k/the-kitchen-gods-wife/book-summary

Une leçon d’Histoire dans les Cévennes

En 1964, Daniel Darnas hérita d’un château à Saint-Germain-de-Calberte, dans les Cévennes. Ce n’était pas un bien de famille. Il avait été légué à sa mère, visiteuse de prison, par l’un des criminels auxquels elle avait consacré la fin de sa vie.

Au sommet d’un piton rocheux, le Castrum de Calberte avait été un magnifique château-fort, bâti au XIe siècle, lorsque la région était florissante grâce au commerce de la laine. Il était à l’abandon depuis la fin du XIVe, à l’époque de la guerre de Cent Ans. Quand il revint à M. Darnas, ce n’était plus qu’une ruine.

Orfèvre à Lyon, Daniel Darnas n’avait pas de compétence particulière en matière de construction, mais il décida de restaurer lui-même le bâtiment. Sa femme Irène et lui, puis leurs deux enfants quand ils devinrent adolescents, y consacrèrent tous leurs week-ends et toutes leurs vacances. Leur fille Isabelle est devenue médiéviste et elle a créé sur le site un chantier de fouilles archéologiques.

Aujourd'hui, le château-fort, presque entièrement restauré, a retrouvé son allure et est ouvert aux visiteurs durant l’été.

Quand les Darnas virent la forteresse pour la première fois, les murs écroulés n’étaient plus que tas de pierre. Ils les enlevèrent d’abord une par une et, ce faisant, finirent par résoudre le puzzle de leur assemblage : une partie basse constituée de grosses pierres régulièrement taillées de manière à ce qu’elles puissent être posées avec un minimum de mortier ; puis des pierres plus petites, inégales, arrangées un peu au hasard.

Les premiers bâtisseurs avaient des compétences très avancées. Mais, quand la région a souffert de la guerre, de la peste et de l’effondrement économique, la technique de la taille de la pierre s’est perdue. La partie supérieure, fragile, fut facilement démolie à de nombreuses reprises par des brigands.

Oui, il arrive que nous désapprenions les techniques d’antan, les technologies peuvent aussi bien régresser que progresser. La société elle-même peut oublier les innovations sociales et politiques qui ont fait à un moment donné sa réussite. Parce que la vie des individus suit une direction unique du passé au futur, nous croyons qu’il en est de même de l’Histoire. Mais celle-ci ne va pas tout droit et peut faire demi-tour et retourner en arrière. Et c’est ainsi qu’aujourd'hui, comme au XIVe siècle, nous devons nous préoccuper de ne pas perdre les connaissances qui nous permettraient de nous défendre contre de nouveaux éventuels assauts.

Michael Goldfarb – International New York Times – 21 juillet 2018

Maestro miniature

Le Concours international de violon Yehudi Menuhin, créé par Yehudi Menuhin lui-même, a pour objectif de découvrir et de soutenir de jeunes musiciens virtuoses de moins de 22 ans, venus du monde entier. Il a lieu tous les deux ans, dans des villes différentes. Il donne lieu à des concerts, conférences, master classes. En 2018, aucun des finalistes de la catégorie junior n’avait plus de 13 ans. Et pour la première fois, il y a eu deux lauréats ex-aequo, plus jeunes que jamais : Christian Li, (Australie), 10 ans et Chloe Chua, (Singapour), 11 ans. Christian Li est si petit qu’il joue sur une demi-violon.

Christian Li a commencé à 5 ans. Il joue trois à quatre heures par jour. C’est un petit garçon joyeux, au regard malicieux, qui aime le football, la course à pied, la natation et se passionne pour l’espace.

Yoheved Kaplinsky, professeur de piano à la célèbre Julliard School de New-York, remarque que les postulants sont chaque année plus jeunes. « Nous voyons arriver des enfants de 7 ou 8 ans qui jouent avec la même maturité émotionnelle que des adolescents et maîtrisent un répertoire auquel les générations précédentes ne se seraient pas attaquées avant 17 ou 18 ans. »

Il y a beaucoup de talents précoces dans l’histoire de la musique. Mozart n’avait que 5 ans quand il s’est produit pour la première fois à la Cour d’Autriche, entraîné par un père particulièrement autoritaire. Michael Jackson, enfant, subissait aussi la discipline de son père, à tel point qu’il en était malade. Mais seraient-il devenus les génies qu’ils ont été sans la détermination de leur famille ?

D’autre part, comme Lang Lang, ce sont des exceptions : peu de jeunes prodiges deviennent des adultes géniaux.

Leur adulation par les médias – dont le présent article – n’est peut-être pas le meilleur service à leur rendre. Leur enjeu personnel : cultiver leur talent sur le long terme, se construire une carrière durable, interagir avec d’autres musiciens, vivre leur vie.

Suna Erdem – Prospect, Londres – août 2018

Pour voir et écouter au gala de clôture, en avril 2018, au Victoria Hall de Genève :
Christian Li : https://www.youtube.com/watch?v=zOoylFns-bI

Chloé Chua : https://www.youtube.com/watch?v=dacAUD8YhtA

Le cimetière des rennes

Au mois d’août 2016, plus de trois cents rennes périrent foudroyés sur un plateau en Norvège. La foudre avait atteint le sol mouillé par l’orage, était remontée par les pattes des animaux, jusqu’au cœur. Ils furent victimes, tous en même temps, d’un arrêt cardiaque. Leurs cadavres demeurèrent sur place et devinrent la proie des charognards.

« De la mort vient la vie », dit Sam Steyaert, un chercheur norvégien qui vit là l’opportunité de faire de cette tragédie un terrain naturel d’expérimentation.

Avec son équipe, il installa un laboratoire à ciel ouvert. À chaque visite, ils apercevaient des centaines de corbeaux et de corneilles, d’oiseaux plus petits et de temps en temps un aigle ou un busard, planant en rond dans le ciel.

Ces charognards contribuent à la redistribution des microbes et des nutriments. Bientôt, la vie explosera sur le site et foisonneront les plantes les plus diverses. C’est du moins ce que prévoient et espèrent les scientifiques.

Steph Yin – International New York Times – 25 août 2018

Les vertus de l’inactivité… chez les fourmis

Esope et La Fontaine auraient été bien étonnés… Daniel I. Goldman et ses collègues de l’Institut de Technologie de Géorgie à Atlanta ont observé la manière dont les fourmis de feu, petites fourmis rouges très agressives (Solenopsis invicta), construisent leur nid.

Une minorité creuse les galeries qui vont constituer la fourmilière. Elles montent et descendent, montent et descendent, s’activant cinq heures de suite sans discontinuer. Les autres ne font rien : 30% des fourmis réalisent 70% du travail. Du moins lorsqu’il s’agit de creuser des galeries.
Il n’y a là ni spécialisation, ni caractère, il n’y a pas dans une même colonie des individus courageux et des individus paresseux. Lorsque les chercheurs ont enlevé les fourmis au travail, elles ont immédiatement été relayées par celles qui se reposaient.

En fait, les galeries sont si étroites que si toutes s’activaient en même temps elles se gêneraient et la construction du nid ne pourrait se faire. Le début d’un embouteillage de travailleuses est le signal pour les autres de faire une pause.

Cette distribution inégale du travail est un gage d’efficacité. Des modélisations de construction d’une fourmilière par des fourmis virtuelles ont montré que le ratio 30/70 était le meilleur.

Il existe dans le monde des hommes, des bureaux où s’applique le même ratio. Mais sans les mêmes fondements. Sauf peut-être dans les toute petites cuisines où trop de cuisiniers gâteraient la sauce.

James Gorman – International New York Times – 22 août 2018

La dangereuse mais joyeuse bousculade numérique

La révolution digitale exprime de nouvelles aspirations sociétales comme l’économie du partage, la fin des intermédiaires inutiles ou encore la volonté d’être en connexion avec le monde. Des exigences qui ravissent les consommateurs que nous sommes, mais maltraitent le salarié qui est en nous.

Avant Internet, tout était calme. Le changement dure depuis des décennies et n’est pas près de s’achever. Mais ce à quoi nous assistons aujourd'hui est d’une ampleur et d’une puissance jamais égalée. Nous appelons de tous nos vœux la révolution qui simplifie nos vies et redoutons la transformation qui maltraite notre travail.

La révolution digitale, combinaison d’usages nouveaux, d’état d’esprit inventif et d’innovation technologique, est un condensé de changement. Elle produit une résistance nouvelle, car qui est en cause ce n’est pas le bénéfice qu’elle nous apporte, mais le renoncement qu’elle impose à nos façons de penser. Il nous faut concevoir ce qui n’existe pas encore, remettre en cause ce que nous pensions savoir et le faire vite.

Il nous appartient de fabriquer de l’enthousiasme face au tremblement de nos croyances périmées. Personne mieux que nous n’en est capable. Notre vie professionnelle n’est pas un parcours semé d’embûches, c’est une promesse que nous devons nous faire à nous-mêmes. Plus l’époque est foisonnante et les idées bouillonnantes, plus il nous faut nous affirmer, crier haut et fort ce qui nous dit notre petite voix intérieure. Réapprendre à entreprendre, désobéir par devoir, en appeler à nos intuitions.

Au-delà des outils et des innovations, la transformation digitale impacte en profondeur notre façon de penser. Avant de nous offrir les promesses de confort, d’accessibilité et d’immédiateté qu’elle esquisse, elle attend de nous quelques efforts : la substitution de notre peur de l’échec par le plaisir de l’essai.

On ne se trompe jamais en vain si on apprend de ses erreurs !

Olivier Bas, président d’Havas Paris – propos recueillis par Farid Gueham – Fondapol – 20 août 2018

Les jolies colonies de vacances

C’est un paradoxe : alors que les colonies de vacances ont une excellente image dans l’opinion, elles connaissent un déclin spectaculaire. Dans les années 1960, alors que la population était nettement moins nombreuse, 4 millions d’enfants partaient chaque année en colonie de vacances. En 2016, ils n’étaient plus que 1,2 millions. Les mêmes qui exaltent les beaux souvenirs de leurs séjours en « colo » ont de moins en moins envie d’y mettre leurs propres enfants.

Les raisons sont nombreuses.

Elles tiennent aux progrès économiques et sociaux. La multiplication des équipements sportifs et de loisirs des villes a rendu moins pressant le besoin de départ. Parallèlement, les colonies de vacances ont perdu la vocation de découverte qu’elles avaient quand la majorité des familles ne partaient pas en vacances, contre 60% à 70% aujourd'hui.

Les premières colonies de vacances se sont implantées dans des bâtiment militaires ou religieux désaffectés. La crise du patrimoine les a rendus trop chers. Et le niveau d’exigence des normes –sécurité, hygiène, encadrement – s’est considérablement élevé. Cela rend impossible le côté rustique des colos d’après-guerre et fait monter le prix des séjours. Sans parler de l’angoisse de la pédophilie.

Mais la principale explication tient à une réticence croissante envers l’idéal du « vivre-ensemble ». Les colos reposaient sur l’idée du brassage social : syndicats ouvriers et Églises s’accordaient à vouloir que tous les jeunes se connaissent à travers des expériences communes et joyeuses.

Aujourd'hui elles se sont scindées en deux branches. D’un côté, de plus en plus de séjours à thème – anglais, équitation, rafting – qui coûtent cher. De l’autre, les colonies de quartier conçues depuis les années 1980 comme des outils de prévention des « étés chauds » dans les banlieues. Cela fonctionne, mais les autres catégories sociales n’ont pas envie d’y envoyer leurs enfants.

Et les familles, classes moyennes comme classes populaires, ne veulent pas de la mixité sociale. Le vivre-ensemble n’est plus porté par aucune force sociale.

Vous êtes subitement nommé ministre des vacances, du brassage social et de la diversité culturelle. Que faites-vous ?

J’instaurerais « le grand voyage en France », peut-être dans le cadre du nouveau Service national. Tout jeune qui arriverait au bac devrait avoir passé au moins quinze jours en dehors de chez lui et découvert son pays : la mer, la montagne, la campagne, Notre-Dame de Paris, le mont Blanc, la place de la Bastille, la Grande Mosquée de Paris, la synagogue de Carpentras, Strasbourg…

Beaucoup de jeunes n’ont jamais quitté leur quartier. Comment peut-on se sentir pleinement Français si on ne connaît pas la France ? Comment chercher du travail sans culture de la mobilité ? Il ne faut pas vouloir restaurer ce qu’il y avait avant, mais se demander ce qu’il faut aujourd'hui. L’enjeu désormais c’est de reconstruire une identité collective.

Jean Viard, sociologue, directeur de recherches au CNRS – propos recueillis par Luc Cédelle –
Le Monde – 17 août 2018

Le problème chez les mammifères marins

Il y a environ 50 millions d’années, des animaux ressemblant à des chiens retournèrent à la mer et finirent par devenir des baleines et des dauphins. À la même époque, de lointains cousins des éléphants firent le même plongeon et devinrent des lamantins et des dugongs. Vingt millions d’années plus tard, ce sont des sortes d’ours qui évoluèrent en phoques, lions de mer et morses.

Chacune de ces espèces s’est, à sa manière, adaptée à la vie aquatique. Les lamantins et les dugongs broutent paresseusement les algues. Les phoques vont chercher leurs proies au fond de la mer, mais se traînent sur les rives pour s’accoupler et élever leurs petits. Les cétacées sont ceux qui ont réussi les changements les plus radicaux : évents, fanons, écholocation…

C’est Charles Darwin qui, le premier, a émis cette hypothèse, en observant leur anatomie : les palmes et les nageoires sont des pattes modifiées, les évents, des narines qui se sont déplacées au sommet de la tête pour respirer sans sortir complètement la tête de l’eau.

Comme l’ont mis en évidence Nathan L. Clark, Wynn K. Meyer et leurs collègues de l’université de Pittsburgh, l’analyse de l’ADN fournit des explications supplémentaires. Certains gènes ont évolué pour effectuer de nouvelles tâches tandis que d’autres ont cessé de fonctionner, notamment ceux qui sont en relation avec l’odorat.

Parmi ces gènes disparus, il y en a un, dénommé PON 1. Il permet aux mammifères terrestres de fabriquer une enzyme, la paraoxonase, qui a pour particularité de décomposer certains pesticides.

Pourquoi les mammifères marins ont-ils perdu un gène aussi important ? Cela s’est peut-être produit quand ils se sont mis à rester très longtemps sous l’eau. Avant de le faire, ils inhalent en effet d’énormes quantités d’oxygène, provoquant l’apparition de molécules organiques oxygénées. Celles-ci sont dangereuses. Il est possible que les animaux aient développé pour s’en défendre des moyens de lutte plus puissants que le PON 1, qui devenait alors inutile.

Mais ce qui les a longtemps sauvés les rend à présent particulièrement vulnérables. Les produits chimiques employés dans l’agriculture et véhiculés par les eaux de pluie jusqu’à la mer les empoisonnent lentement….

Carl Zimmer – International New York Times – 15 août 2018

Airbnb : les Nations Unies d’aujourd'hui.

Tandis que ressurgissent nationalisme et xénophobie, des gens se défendent contre la haine, le repli, la fermeture mortifère. En Italie le slogan « Primi gli Italiani » est entendu avec mépris, a peu de répercutions, ressemble plutôt au refrain d’un opéra-bouffe. Viktor Orban multiplie les discours haineux et quoique beaucoup de Hongrois l’applaudissent, beaucoup aussi louent leur appartement ou une chambre à des étrangers.

Une communauté numérique de confiance, de compréhension, d’amitié, franchit les frontières grâce à des applications comme BlaBlaCar et Airbnb. Est-ce une correction passagère de l’économie de marché ou bien un courant plus durable ? Chaque année, 300 millions de touristes sont accueillis chez des particuliers de 190 pays grâce à la plateforme Airbnb. Des hôtes venus du Japon, du Brésil, du Niger, de Russie, des États-Unis, du Mexique, de France … se montrent pareillement respectueux et honnêtes.

Et il faut espérer que ce réseau là sera plus fort que les gesticulations des politiques.

En fait, Airbnb, ce sont les Nations-Unies d’aujourd'hui.

Roger Cohen – International New York Times – 6 août 2018

Famille recomposée, famille décomposée

Il était une fois la famille dont nous gardons le souvenir : papa, maman et les enfants. Cette famille subsiste, on la rencontre encore assez souvent. Mais elle s’est, en quelque sorte, dissolue dans « la famille patchwork ».

Papa et maman vivent ensemble pendant une période de leur vie ; de leurs passés respectifs sont issus des enfants ; de plus en plus souvent, ils emmènent leur(s) ex-partenaire(s) dans leur vie.

Pendant l’année, avec les enfants à l’école et les parents au travail, on ne perçoit pas grand-chose. C’est pendant les vacances et en fin de semaine, lorsque s’effectuent des déplacements pendulaires des enfants d’un parent à l’autre que le modèle est le mieux observable. Dans l’ensemble, tout se passe très bien, tout le monde est content. Sous les parasols des après-midis d’été, quand les enfants jouent ensemble sous le regard des adultes qui devisent en buvant des orangeades, règnent la paix et l’harmonie. Ce type de famille est de plus en plus répandu, applaudi, approuvé. Il permet de surmonter une certaine lassitude sociale envers la famille nucléaire traditionnelle et il correspond aux attentes qui sont aujourd'hui celles de beaucoup de gens. Il est de nos jours l’expression de ce qui est « bien » en matière familiale. Ce tableau allemand vaut aussi dans bien d’autres pays, en tout cas en Europe.

Cette utopie réalisée laisse de côté, refoule consciemment ou inconsciemment de nombreuses questions. Par exemple, à propos de la relation unique et exclusive des enfants avec leurs parents. À propos de la fratrie : peut-il exister des relations vraiment fraternelles et un sentiment d’unité, d’identité familiale entre des enfants portant des noms différents, se voyant épisodiquement, n’ayant tout à fait les mêmes parents ? Existe-t-il réellement un sentiment de solidarité ? Sans parler de l’absence du sacré.

Et il y a peut-être plus important encore : l’impact du passage du temps sur chacun. Quid de l’identité familiale, de sa continuité ? Ce qui est en jeu concerne certes tous les membres du groupe, mais plus encore la manière dont chaque enfant, quand il grandira, se situera par rapport à tous les autres. Ce vers quoi conduit peut-être la famille patchwork, c’est la solitude des êtres.

Katrin Hörnlein et Jeannette Otto – Die Zeit, Hambourg – 2 août 2018

Le camp de réfugiés aux 2 100 entreprises

Kakuma au Kenya est l’un des plus grands camps de réfugiés du monde, une succession d’allées, de tentes et d’abris de boue séchée. C’est aussi une place économique vivante, avec ses marchés, ses commerçants et artisans.

À son ouverture en 1992 pour accueillir des victimes de la guerre au Soudan, le camp ne possédait qu’une échoppe. Depuis, cet endroit, situé à plusieurs heures de route de la première grande agglomération, a accueilli plusieurs vagues de réfugiés : Éthiopiens, Somaliens, Congolais, Burundais, Sud-Soudanais.

Aujourd'hui, le camp héberge 185 000 personnes, et le village, qui est tout près, est devenu une ville d’environ 50 000 habitants. L’ensemble équivaut en population à la dixième ville du Kenya, et son activité totalise 6 milliards de shillings kényans (51 millions d’euros). Une économie construite au fil des ans pour améliorer un quotidien très difficile, mettre à profit des compétences, préparer l’avenir…

Tout le monde, certes, n’est pas entrepreneur ou employé (environ 25%), mais une très grande majorité touche des revenus réguliers (73%). Au lieu de rations alimentaires, la majorité des réfugiés reçoivent des e-bons d’achat pour faire leurs courses. Ils dépensent leur argent. C’est une grande opportunité pour les entreprises locales, qu’elles soient tenues par des réfugiés ou par des locaux.

L’alimentation figure en premier place des dépenses dans le camp, où les dukas (épiceries d’alimentation générale) sont de loin les magasins les plus nombreux. Viennent ensuite les échoppes de vêtements, salons de coiffure, mécaniciens, studios de photographie… Pour approvisionner ces microentreprises le camp a ses grossistes. Le plus célèbre est un Éthiopien surnommé « le réfugié millionnaire ».

Il y a aussi des fournisseurs de services, comme Abdi Safa Omar. Dont les générateurs diesel tournent toute la journée pour alimenter en électricité les boutiques alentour, leur permettre de s’éclairer, de charger les téléphones, de faire fonctionner les réfrigérateurs. Il emploie six personnes, son chiffre d’affaires dépasse les 360 000 shillings (3 000 €) par mois, mais, vu les frais, le profit net est de 10 000 shillings (85 €) par mois.

Pourtant, rien n’est facile dans la vie du camp, comme dans les affaires qu’on y mène. L’État n’autorise pas la libre circulation de ses habitants. Obtenir un permis de travail ou faire enregistrer son entreprise sont des parcours du combattant, pratiquement impossibles. Les entreprises du camp sont à la frontière entre le formel et l’informel, payant des impôts mais n’utilisant pas de contrats formalisés ni de comptabilité.

Ce qui favorise aussi une certaine souplesse. Face à ses maigres bénéfices, Abdi Saf Omar se dit prêt à se lancer dans n’importe quel autre secteur… du moins tant que sa demande de visa d’émigré vers les États-Unis ne lui sera pas accordée.

Marion Douet – Le Monde – 27 juin 2018

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