EDITORIAUX 2006

Mars 2006
Faut-il une prospective du malheur ?

Le XXe siècle nous a apporté deux guerres mondiales, des sacrifices humains qui ont englouti des dizaines de millions de personnes. D’après les premiers signes, le XXIe siècle pourrait nous imposer des catastrophes environnementales, assorties de l’indifférence pour le sort des victimes. Témoin, ce qui se passe en ce moment même en Afrique.

L’Est de l’Afrique est dévasté par la sécheresse. Selon les responsables du Comité international de la Croix Rouge (CICR), s’il ne pleut pas d’ici là dans le sud du pays, les Somaliens commenceront à mourir de faim en avril. Au Kenya, où 70 % des vaches ont déjà péri dans certaines provinces, ni les hommes (« les femmes et les enfants d’abord »), ni les animaux ne survivent à l’épreuve ; les chameaux eux-mêmes s’effondrent sur le sable. Il en de même en Ethiopie, au sud du Sahara, évidemment aussi au Darfour. Des ONG font ce qu’elles peuvent, mais à l’échelle des enjeux, ce qu’elles peuvent est bien faible.

En réalité, tout cela n’intéresse personne. Notre ignorance n’est pas « la faute aux médias »: s’ils n’étaient pas certains que nous zapperions, ils en parleraient. Ni aux Pouvoirs publics : ils ne sont ni la cause, ni la solution.

Jusqu’à présent, le malheur frappe les autres. Ses offensives concertées (vache folle, SRAS, chikungunya, grippe aviaire…) semblent désormais venir vers nous. Elles pourraient se multiplier et s’accélérer, revêtir d’autres formes encore : que se passerait-il si, la banquise s’obstinant à fondre et se répandre dans l’Océan arctique, le niveau des mers montait fortement à brève échéance ?

Si la solidarité, la générosité, la confiance dans l’autre ne sont pas des ressorts prospectifs assez forts pour que nous nous occupions des autres, notre intérêt bien compris pourrait les remplacer. Consultez, par exemple, des personnes (âgées aujourd’hui) qui ont vécu l’exode de 1940. Elles vous raconteront la fuite éperdue, le désarroi généralisé, l’effondrement des Pouvoirs publics. Nous aurions intérêt à considérer le malheur d’autrui comme autant de cas d’école pour nous préparer à subir, peut-être, le même malheur demain.

Nous n’en avons pas encore les moyens politiques : la gestion publique de ces affaires, nationale ou mondiale, n’est pas convaincante, elle est souvent plus tactique et incantatoire que durable ; un ethnocentrisme naïf et passionnel façonne trop souvent les réactions de l’opinion publique. Par contre, nous en avons les moyens financiers, tout cela n’est pas si cher, à partir du moment où la nécessité s’impose. Surtout, à la différence d’autres époques, nous en avons chaque jour un peu plus les moyens techniques, et c’est là une grande raison d’espérer.

Si nous considérons que l’aide que nous apporterons aux autres ne sera qu’une manière d’apprendre à nous aider nous-mêmes, nous le ferons peut-être… Mais le comprendrons nous avant qu’il ne soit trop tard ?

Armand Braun

Print Friendly, PDF & Email