Prospective edito: A propos du suffrage universel

Le concept fondateur du suffrage universel tient du miracle : la conjonction des choix d’innombrables électeurs génère une majorité politique et un leader. C’est le cœur de l’idée démocratique, l’expression de notre appartenance à la société. Il n’est rien, dans le domaine politique, à quoi nous soyons plus attachés qu’au suffrage universel.

Voilà bien longtemps qu’il n’a pas été revisité. Toute proposition d’en débattre éveillerait l’indignation. Pourtant, multiples sont les données qui devraient nous imposer de le faire, non pour en redéfinir les modalités mais pour attirer l’attention sur les abus auxquels il donne lieu, même dans les Etats démocratiquement « bien sous tous rapports » : par exemple, les consultations factices, l’occultation de décisions importantes ou les discours sur la transparence qui en participent. Il y a vraiment lieu de réfléchir à la signification du suffrage universel aujourd’hui.

Il était supposé identifier et imposer un point d’équilibre entre la variété des forces, des valeurs et des circonstances qui font la société. Or, celle-ci est de plus en plus fragmentée. Des acteurs sectoriels ou minoritaires (idéologiques, politiques, économiques, religieux…) cherchent à imposer leurs propres priorités et à leur subordonner celles de la majorité. Des groupes et corporations (agriculteurs, producteurs, syndicalistes, consommateurs…) plaident leur rôle, prééminent à leurs yeux, dans la défense et la promotion d’un intérêt général conforme à la définition qu’ils en donnent.

Peut-être y a-t-il lieu de se demander si le suffrage universel n’est pas en train d’être refoulé, voire supplanté par l’opinion publique. C’est ponctuellement, à l’occasion d’élections, que s’exprime le suffrage universel. Il s’inscrit dans un univers connu et réglementé par la loi. C’est constamment que s’exprime l’opinion publique : on ne sait pas qui la façonne, qui l’exprime. Son contexte est flou, instable, manipulable. On la sent attentive et distraite, informée et ignorante. Elle est une force sauvage.

C’est peut-être pourquoi nombreux sont les pays où le suffrage universel suscite des figures baroques de dirigeants. Les pouvoirs autoritaires ou totalitaires ont acquis une grande expertise dans l’art de faire produire par le suffrage universel les résultats de leur choix.

Et peut-être cette évolution témoigne-t-elle d’une certaine désaffection de la population vis-à-vis de la culture démocratique. La mise en cause de la démocratie représentative en est l’expression la plus visible. La notion de « corps intermédiaires » devrait elle aussi être revisitée. Chercher à faire évoluer le suffrage universel pourrait être une manière de redonner sa pleine vitalité à l’idée démocratique.

Est-il possible d’accorder le suffrage universel aux circonstances et aux attentes d’aujourd’hui ? Les solutions éventuelles ne sont pas évidentes et il faudrait plonger dans les profondeurs pour en trouver peut-être. Sans avoir la présomption d’en proposer une, je prendrai le risque d’une hypothèse de départ : jusqu’ici le suffrage universel était pensé, logiquement, en termes de populations, de grands nombres, de rapports de force ; ferait-il sens de l’envisager comme l’addition d’innombrables choix personnels ?

Armand Braun

Un pécule pour chaque jeune Britannique ?

L’accès au marché du travail est particulièrement difficile pour les jeunes en Grande-Bretagne en ce moment. Une fondation très respectée, la Resolution Foundation, propose une solution : attribuer 10 000 £ (11 000 € environ) à chaque jeune de 25 ans. Cette somme peut être utilisée pour la formation, la constitution d’un capital de retraite, la création d’une entreprise, ou pour se loger.

Le marché immobilier est en effet le grand souci des Britanniques. La nation tout entière estime que les jeunes auront beaucoup plus de mal que leurs parents à s’installer. La situation est différente de ce qu’elle est en France : les locataires ne sont pas protégés, les loyers augmentent constamment, les expulsions sont chose courante, le crédit difficilement accessible.

Par ailleurs, le niveau de vie de la population, qui avait déjà baissé en raison de la faible productivité, puis de la crise financière entre 2009 et 2014, diminue encore en raison du Brexit. L’écart s’accroît avec les pays du continent européen.

La somme de 10 000 £ vaut plus par les bonnes intentions dont elle témoigne que par la réalité de l’aide qu’elle apporterait à ceux qui la recevront peut-être.

Il y a là un cas d’école à propos d’opposition entre le moment présent et l’avenir, entre la pensée dominante et la pensée créatrice. Avec ou sans cette prime, nos voisins sont en train de s’engager dans un processus comparable à celui qui, dans les débuts de leur révolution industrielle, a généré des masses misérables et révoltées : le marxisme en est issu.

Que l’on nous permette d’évoquer ici une proposition que nous avons nous-mêmes formulée dans le passé : attribuer 10 000 € à chaque enfant qui naît. Les intentions étaient de faire en sorte que chaque jeune dispose d’un capital, que cette initiative ne soit pas portée par l’Etat mais par des institutions et des personnes privées, de parier sur le long terme et enfin d’apporter une contribution à la lutte contre l’effondrement démographique que l’on observe dans de nombreuses régions d’Europe.

Benjamin Triebe - Neue Zürcher Zeitung – 17 mai 2018
Prospective.fr

De la démocratie chez les chiens sauvages

Au Botswana, les chiens sauvages vivent en groupes d’une dizaine d’individus, dont un couple dominant. Ils se réunissent régulièrement et communiquent en vocalisant.

Après une période sédentaire, ils peuvent se rassembler pour décider de partir tous ensemble à la chasse. La décision est prise par un vote qui se fait par éternuement : éternuer signifie « allons-y ». Plus il y a d’éternuements, plus il est probable que le départ soit acté. Il faut souvent trois réunions pour que le nombre de votes augmente suffisamment (de 23% à 64% par exemple).

L’avis des individus dominants peut modifier le consensus mais pas l’empêcher. Lorsque l’initiative du rassemblement émane d’un dominant, il faut moins de votes pour lancer un départ. Cependant le dominant est incapable d’imposer sa volonté s’il n’y a pas consensus. Comme une foule qui refuserait de s’enthousiasmer devant le discours d’un dictateur…

Paul Seabright – Le Monde – 27 mai 2018

Reena Walker, Andrew King, Weldon McNutt, Neil Jordan – Sneeze to leave – Proceedings of the Royal Society – septembre 2017

Faire du neuf avec du vieux

Les fameuses cabines téléphoniques rouges apparues en 1926 faisaient partie du folklore de la Grande-Bretagne au même titre que Big Ben ou la relève de la Garde. Elles perdirent leur utilité dans les années 1980 avec la privatisation de British Telecom et plus tard la généralisation des téléphones portables.

C’est à l’entreprise spécialisée de Tony Inglis qu’il appartint de les démonter. Mais il y avait de la nostalgie dans l’air. Il eut l’idée d’en racheter une centaine pour les rénover et les revendre à qui leur trouverait de nouveaux usages. L’occasion a été saisie par des villages désireux de se doter d’éléments de pittoresque, qui pourraient aussi rendre des services aux habitants.

Les cabines rouges ont trouvé de nouvelles vocations et sont de retour. Les voici mini bibliothèques, échoppes de réparation de téléphones portables au détour d’une rue ou abris pour défibrillateur, bien en vue, au beau milieu du parc municipal.

Palko Karasz – International New York Times – 24 mai 2018

Une ville flottante futuriste

Le Seasteading Institute de Californie entend « réinventer la civilisation avec des villes flottantes ». Il pose les jalons de sa première cité, une plate-forme pilote de 7 500 m², l’équivalent d’un terrain de football, reliée à la terre et qui accueillerait 200 à 300 personnes. Cette cité serait installée en Polynésie française. Début 2017, un accord a été signé avec son président, Edouard Fritch. Ce serait la première étape de la constitution à travers le monde de chapelets d’îles flottantes, solution à la montée des eaux qui menace plus particulièrement les atolls de Polynésie.

Ce projet a une vocation essentiellement scientifique. L’installation, dessinée par des architectes néerlandais, est censée être autonome en énergie, gérer elle-même son circuit d’eau et héberger de la recherche pour préfigurer des sites à plus grande échelle.

L’ambition est aussi politique. Elle est l’occasion de « penser la gouvernance, les modes de décision, le contrat social, les règles d’immigration… C’est une utopie libre et positive à la hauteur de notre époque », indique Gaspard Koenig, conseiller spécial en charge de la gouvernance. Une levée de fonds a déjà commencé, avec pour objectif de récolter 15 millions d’euros pour financer les premières phases opérationnelles du projet. Le premier « objet flottant non identifié » pourrait exister à l’horizon 2022 si la Polynésie va jusqu’au bout de la démarche engagée.

Bertille Bayart – Le Figaro – 22 mai 2018

La vieillesse n’est pas une maladie

Les quarante dernières années ont vu l’émergence de la maladie d’Alzheimer comme problème de santé publique. Pour Olivier Saint-Jean, chef de service de gériatrie de l’hôpital européen Georges-Pompidou, et Eric Favereau, grand reporter santé à Libération, auteurs de Alzheimer, le grand leurre (Ed. Michalon), la maladie d’Alzheimer est une construction sociale imposant une vision de la vieillesse comme maladie. Le refus d’accepter le déclin cognitif comme partie intégrante de notre normalité empêche de répondre au vieillissement par l’accompagnement adéquat.

Au début des années 1980, le nombre de sujets âgés s’accroît et la médecine est incapable d’améliorer les fonctions intellectuelles qui se détériorent. On va donc rapporter tous les symptômes à une maladie dépeinte au début du XXe siècle et presque totalement tombée dans l’oubli. Et on invente, pour y remédier, des médicaments inutiles, chers et parfois dangereux. Alors qu’on annonce l’expansion rapide de cette maladie, on observe en parallèle la diminution du nombre relatif de ses victimes d’une génération à l’autre.

Les auteurs suggèrent de faire participer « les vieux » aux choix fondamentaux de leur fin de vie : sortir de la médicalisation, ouvrir les EHPAD, repenser l’aide à domicile, donner des réponses à des situations plutôt que des places dans des institution, offrir à chacun la possibilité de rester chez soi.

La vieillesse n’est pas une maladie, elle est la vieillesse…

Paul Benkimoun – Le Monde 16 mai 2018

Le Japon, célibataires et faux-semblants

Avec ses 37 millions d’habitants, la métropole de Tokyo est la plus importante du monde. Le centre-ville à lui seul compte 13,5 millions d’habitants et presque un foyer sur deux est occupé par une personne seule. A l’échelle du pays, parmi les 18 à 34 ans, un tiers des hommes et un quart des femmes sont célibataires. On anticipe qu’en 2035 un Japonais sur deux vivra seul.

Des métiers nouveaux sont nés de ce contexte, notamment celui de « host » dans des clubs féminins : un ami qu’on loue pour simuler un flirt (il n’y a pas de sexe). L’entrée au club coûte environ 100 €, les boissons sont chères, il est beaucoup dépensé d’argent. Un host peut incarner tous les profils, ceux que l’on trouve dans les séries télévisées, ceux de la vie courante. Il se montre attentif, affectueux, fait des compliments, a des gestes tendres pour sa partenaire d’un soir ou de plusieurs - il existe des formules d’abonnement. Pendant ce temps sont projetées des vidéos montrant des avatars ayant des relations sexuelles. Cette formule rencontre un succès immense à travers tout le Japon, alors que les sites de rencontre n’en ont aucun.

Le concept de l’amour romantique est étranger au Japon, où il a été une importation européenne à la fin du XIXe siècle. L’aspect économique a toujours eu plus d’importance que les sentiments ; ce qui importe aujourd’hui, c’est le job, et la vie privée doit s’y adapter. C’est ainsi dès l’université. Il y a quelques années encore, les relations entre étudiants et étudiantes étaient placées sous le signe du riajuu ou complicité amoureuse. Celle-ci est passée de mode.

Nul ne se risque encore à interpréter ce qui se passe, sauf à relever la formidable rupture des attentes de cette génération en regard des précédentes.

Felix Lill – Neue Zürcher Zeitung – 15 mai 2018

Des paléo-virus pour prévoir l’évolution future d’une maladie

En reconstituant, à partir de leurs os et de leurs dents, l’ADN d’êtres humains très anciens, des chercheurs se sont rendus compte qu’il leur arrivait de mettre aussi en évidence certains microbes ou virus qui les avaient contaminés.

On a pu, par exemple, dans une momie de la fin du XVIIe siècle découverte en Corée, détecter l’ADN de Yersinia pestis, la bactérie qui provoque la peste bubonique.

Et dans des squelettes datant de l’Age du Bronze, celui du virus de l’hépatite B. Ce fut un travail assez phénoménal : l’étude de 114 milliards de fragments d’os vieux de 200 à 7000 ans n’a donné des résultats que pour une douzaine des squelettes les plus anciens : ils portaient une minuscule fraction de l’ADN du même virus, celui de l’hépatite B.

257 millions d’êtres humains souffrent aujourd’hui de cette redoutable maladie. Présente dans la salive et le sang, elle est transmise de plusieurs manières : de la mère au fœtus, par les relations sexuelles, à travers le partage de seringues contaminées. Et elle aboutit, dans le pire des cas, à un cancer du foie. D’après l’OMS, elle est ainsi responsable de 887 000 décès chaque année.

En réactivant le virus de l’Age de Bronze les chercheurs vont pouvoir l’observer, le comparer à son équivalent actuel et anticiper les mutations à venir éventuelles. Autrement dit, trouver la source de prédictions futures dans un très lointain passé. Ce sera peut-être un moyen d’imaginer d’autres remèdes.

Carl Zimmer – International New York Times – 11 mai 2018

La transparence, mère des fake news

La transparence, c’est bien. Outil majeur de la démocratie, elle permet à toutes les voix de s’exprimer et interdit à quiconque de dissimuler des informations ou de décider seul qui aura ou non le droit à la parole. Il ne devrait plus y avoir de conflits, car ceux-ci ne sont que l’effet d’une infrastructure de communication imparfaite : les travers des techniques de communication sont désormais optimisables. Ce point de vue devient courant. Ceux qui ne le partagent pas dénoncent une « pensée magique », fondée sur du vent.

Quand des positions s’opposent, il n’existe pas de langage commun qui permettrait de surmonter la différence des points de vue. Il n’existe pas un « nirvana Internet » libre de propagande, menaces, insultes, fausses nouvelles, bluff, manipulation…  L’information est devenue un Lego : on peut en faire n’importe quoi, affirmer n’importe quoi et être entendu. C’est ainsi que la transparence conduit aux fake news.

Par exemple, les religieux ignorent les modes courants de validation des idées et des faits parce que leur religion leur explique qu’ils sont tous corrompus. Pour les technophiles, les points de vue coexistent et la qualité des arguments dont ils sont porteurs n’a pas d’importance.

Les fake news sont la conséquence de l’affaiblissement des véhicules traditionnels de l’autorité et de la légitimation de l’information : les grands journaux, les associations professionnelles, les universitaires reconnus, les encyclopédies, les institutions publiques de recherche, la justice. Désormais, plus personne ne croit personne, ou (c’est la même chose) tout le monde croit tout le monde.

Stanley Fish – International New York Times – 9 mai 2018

Pièges naturels à CO²

Au Sud-Est de la péninsule Arabique, le sultanat d’Oman : des étendues arides, des chèvres, des dromadaires et partout des rochers. Ce paysage minéral qui semble immobile est animé en son cœur : certains rochers travaillent ; ils réagissent naturellement au gaz carbonique présent dans l’atmosphère pour littéralement le pétrifier. A l’issue de cette réaction chimique, la roche noire veinée de blanc ressemble à du marbre. Ailleurs, le même phénomène est à l’œuvre lorsque des sources d’eau naturellement gazeuses remontent à travers ce type de roche.

Il existe déjà des machines capables d’extraire le gaz carbonique de l’air, mais en petites quantités. En Islande, après des années d’expérimentation, on a réussi à injecter dans de la pierre volcanique des petites quantités de gaz carbonique qui se pétrifie ainsi. Des scientifiques hollandais ont suggéré de répandre une sorte de rochers émiettés le long de la côte pour capturer le gaz carbonique. Au Canada et en Afrique du Sud, on étudie des moyens de faire de même avec les scories des mines…

Dans le désert d’Oman, il sera peut-être possible d’exploiter le phénomène en l’amplifiant suffisamment pour emprisonner les milliards de tonnes de gaz carbonique émis par l’homme depuis l’industrialisation et lutter ainsi contre le réchauffement climatique.

Henry Fountain – International New York Times – 2 mai 2018

Une géniale réinvention du métayage

Elles sont immenses, les étendues rurales de l’ancienne Allemagne de l’Est. Et quasi désertes. Pourtant, elles sont cultivables.

Une start-up a eu l’idée de faire converger ces données, la nostalgie de certains citadins et la technologie. Elle propose à des habitants de Berlin et de Hambourg d’acheter de toutes petites parcelles dans des coins perdus et de les télégérer grâce à des équipements sophistiqués et avec le concours de jeunes agriculteurs qui trouvent ainsi une activité à laquelle ils aspiraient et la rémunération de salarié dont ils avaient besoin pour faire vivre leur famille.

Voici un champ de pommes de terre digitalisé. Quatre cents caméras surveillent six mille plants. Des salades, des choux, d’autres plantes potagères vont pousser aussi. Des « télé-jardiniers » citadins suivent ainsi chacun sur son téléphone portable 16 plants sur 1 m². 70 candidats se sont manifestés pour la saison 2018, qui paient chacun 400 € par an.

Grâce à ce dispositif, une famille de paysans implantée localement depuis 1735 a pu rester sur place. Son représentant actuel a 32 ans. Il s’amuse de l’intérêt que ses partenaires portent à leurs cultures (ils les suivent chaque jour par webcam), de l’enthousiasme avec lequel ils viennent, le moment venu, chercher leurs légumes dans les bureaux de la start-up en ville. Il constate la puissance de cette nouvelle forme de relation directe entre le producteur et le consommateur, chacun d’eux dans un rôle nouveau. Il y a des règles du jeu : pas question, par exemple, de cesser d’entretenir sa parcelle. Et des territoires perdus commencent à renaître.

Cette expérience est prometteuse et encourageante.

Barbara Hallmann - Neue Zürcher Zeitung – 24 avril 2018

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