PROSPECTIVE DU VOCABULAIRE: LES TEMPS CHANGENT, LES MOTS AUSSI
Dans les années 1950-1960, tout ce qui était particulièrement beau, bon, agréable était formidable. Charles Aznavour en fit un jeu de mot dans une chanson franglaise avant la lettre : « You are the one, for me, for me, for me, formidable ». Ce mot typiquement baby-boomer qui succédait à épatant s’est démodé et a été remplacé par impec, super, géant … Au départ, c’était un affaiblissement d’un adjectif qui désignait une chose importante et effrayante : une tempête, un précipice, une armée … C’est dans ce sens que l’employait Victor Hugo – dont, rappelons-le, l’appétit de nourritures, de femmes, de connaissances, d’honneurs était lui-même formidable. Extraordinaire et génial ont subi le même dévoiement. Car les mots s’usent si l’on s’en sert. Mais formidable a encore de beaux jours. Le chanteur belge Stromae, amoureux des mots dans la lignée de Jacques Brel, l’a remis à la mode : « Tu étais formidable, j’étais fort minable. »

A la bourse des mots, les valeurs fluctuent. Le nain est verticalement handicapé. Le schizophrène admet qu’il est bipolaire. L’aveugle est devenu malvoyant et le sourd, malentendant. Et pourquoi pas maltravaillant pour paresseux, malcomprenant ou malraisonnant pour idiot ?

Muriel Barbery écrit (in L’élégance du hérisson) : « Ceux qui savent faire font, ceux qui ne savent pas faire enseignent, ceux qui ne savent pas enseigner enseignent aux enseignants, et ceux qui ne savent pas enseigner aux enseignants font de la politique. ». Pourtant conseil valorise n’importe quel nom de métier auquel on l’accole.

Hommage au verlan et à l’anglais qui revivifient les vieux mots. Pourquoi l’anglais black paraît-il plus acceptable que le français noir, qui ne devrait pourtant pas être une insulte ? On est bien plus énervé quand on est vénère. Ma femme, c’est terriblement has-been, ma meuf c’est quand même plus gentil. Et puis c’est court, comme auto, ciné, ou encore loulou qui a succédé à loubard … puis a cédé la place à racaille …

Les temps changent. Le client, chez les anciens Romains, était celui qui obéit, le serviteur. Un patricien avait des clients. Le mot a désigné ensuite celui qui, appelé devant le tribunal, invoquait la protection d’un patron pour le défendre. De nos jours, son sens s’est renversé : le client est le donneur d’ordres.

Mais tout ne change pas. Pensez à ces expressions aussi vieilles que le langage, également utilisées par les hommes et les femmes, à l’oral comme à l’écrit, délicieusement toxiques : « je voudrais que tu saches que … », « je déteste être celui qui te l’apprend … », « je ne dis pas que … », « sans indiscrétion … », « ne le prends pas mal … » sont autant de précautions dont on se sert pour se désolidariser émotionnellement de ce qu’on va dire, pour se dégager de sa responsabilité : « c’est désagréable, je ne l’ai pas dit, mais je le dis quand même… ». A quoi bon dire « pour être tout à fait honnête » si vous l’êtes vraiment ?

Ces petites phrases préliminaires sont appelées « tee-up » en anglais, car elles sont comme le jeu de golf : on pose délicatement la balle sur le tee et puis on lui donne un grand coup qui l’envoie valdinguer très loin !

Hélène Braun
Avec le concours de quelques camarades, potes …
amis et amies, copains et copines
(puisque le masculin ne désigne plus à la fois le masculin et le féminin)

 

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