Mai 2014 – Rencontre avec Jean-Marie Domenach
>>> Février 2015 – Rencontre avec Michel Louis Lévy
>>> Juin 2016 – Rencontre avec Jean Audouze et Johan Kieken
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>>>Janvier 2017 – Rencontre avec Laurent Vigroux : le métier d’astronome, du chapeau pointu à l’ordinateur
>>>Avril 2017 – Une lettre de lectrice

>>>Mai 2017 – Rencontre avec Michel Cassé, astrophysicien et poète
>>>Juin 2017 – Rencontre avec Jean-François Garneau et Jean-Marie Bézard
>>>Janvier 2018 – Rencontre avec Jean Audouze: susciter des vocations scientifiques
>>>février 2018 – Rencontre avec Michèle Brum: la crise de l’expertise
>>>Avril 2018 – Rencontre à Delphes : Un exercice de prévision ?
>>>Juin 2019 – Rencontre avec Philippe Gouët
>>>Octobre 2019 – Rencontre avec Jean-Marie Bézard

Rencontre avec Frédéric Cohen-Tenoudji, physicien

« L’ensemble de la science n’est rien de plus qu’un raffinement de la pensée quotidienne. »

Albert Einstein

Eduquer : ex-ducere, conduire hors

Imaginons ce dialogue entre un père et son fils de 10 ans.

Le fils éprouve la nécessité de comprendre le monde, pour mieux traverser sa vie et entrevoir et embrasser le champ des possibles qui s’offrent à lui, explorer tous les mystères de son monde à venir.

Il pose la question que tout enfant posera un jour ou un autre : Pourquoi ?

Pourquoi neige-t-il quand il fait froid ? Une bouffée de vent agite les feuilles d’un arbre ; Est-ce qu’en agitant les feuilles d’un arbre on peut reproduire le vent et ses effets ?

Les fourmis marchent en procession, transportent des lourdes charges. Elles semblent être animées d’une raison impérieuse et immuable qui lui échappe.

Au fond, ces questions représentent une recherche d’un ordre naturel, d’une explication, d’une aide qu’il sollicite pour entrer dans une vie qui apparaît si mystérieuse.

L’enfant en vient à ressentir que toutes les actions qu’il doit effectuer nécessiteraient un questionnement. Il en vient à demander le pourquoi de toutes ses actions.

La réponse que je reçus ce jour-là fut : « Fais d’abord, tu comprendras ensuite ».

Cette réponse me parut trop désinvolte et par là même, infondée. Comment pouvait-on entreprendre une action, bâtir une connaissance, alors que l’on ignorait les raisons qui nous guidaient et nous amenaient à ces conclusions ?

Ma vie de chercheur scientifique, au fond, résida dans l’espoir de prouver que cette réponse était injuste, peut-être fausse.

Je ne compris cette réponse que des décennies plus tard à la lecture d’un verset tiré de l’Exode (24) : « Nous ferons et nous entendrons. »

Autrement dit : nous obéirons aux injonctions, nous agirons, et nous pourrons alors comprendre les raisons et les bénéfices que nous tirons de notre action.

L’étymologie de compréhension est « prendre avec », c’est-à-dire assembler des choses diverses dans un bouquet, liées entre elles par le raisonnement.

Le monde de l’enfant « sauvage » est un monde peuplé d’évènements extraordinaires, de magiciens, de bottes de sept lieues, d’un père Noël qui descend par la cheminée pour apporter des jouets merveilleux, impossibles, d’un monde où existent des êtres improbables. L’éducation est au fond, un passage d’un monde de l’infini des possibles à celui de la rationalité, avec toute son âpreté.

L’objectif et le rôle d’une « bonne » éducation seront alors la réduction des possibles, de faire entendre « raison » : le père Noël n’existe pas, 2 et 2 font 4… L’objectif en est, dans un premier temps, de replier les ailes du merveilleux pour le faire passer dans le chas de l’aiguille de la réalité. Cet apprentissage peut être vécu comme une suite de micro-agressions, comme on dirait dans le langage d’aujourd’hui.

On peut remarquer ici que les années de l’éducation sont la reproduction en accéléré de l’évolution de la pensée humaine depuis une dizaine de milliers d’années. L’humanité est passée d’un univers magique, à la croyance, à la raison. Par nécessité, on demandera à l’élève de faire siennes, en quelques jours, des notions qui ont demandé parfois des centaines d’années à s’imposer à l’entendement humain, provoquant presque sûrement un rejet de sa part. Combien d’adultes diront plus tard que leurs cours préférés au lycée étaient la physique, les « maths » ?

L’éducation devra faire de cet être immature qu’est le jeune enfant un acteur consensuel et productif de la société dans laquelle il évoluera. Cela passe nécessairement par la contrainte.

Une image vient à l’esprit de cette scène de western dans laquelle on voit le héros qui pour montrer sa propre valeur, doit débourrer un jeune cheval fougueux qui n’a jamais été sellé. La scène, haletante, se termine bien pour le héros qui réussit ce tour de force, mais on ressent une certaine tristesse pour le cheval (la plus belle conquête de l’homme) qui a dû capituler. Et l’enfant dit : « Si j’aurais su, j’aurais pas venu ! »

On retrouvera cette même empathie pour les héros des grands romans de chevalerie chers à notre adolescence : Don Quichotte, ce grand enfant qui confond les ailes des moulins à vent avec des géants qu’il faut combattre et qui prend sa monture, Rossinante (une vieille rosse) pour un destrier ; d’Artagnan qui refuse de se plier à l’autorité de Richelieu (et donc à celle du roi) ; Cyrano de Bergerac, fier insoumis qui s’oppose frontalement au Comte de Guiche qui abuse de son autorité, mais qui -rédemption- restera cependant lui aussi un homme fier, un gascon.

On pense à la fable de la Fontaine du loup et du chien, dans laquelle le loup décline l’offre qui lui est faite de se domestiquer. Le loup préfère garder sa liberté.

Au fond, éduquer un enfant tout en lui permettant de préserver son jugement et sa liberté ressemble à la quadrature du cercle : trouver la longueur du coté d’un carré ayant exactement la même surface qu’un cercle. Les mathématiques disent que c’est impossible, qu’une approximation est nécessaire. Concilier l’inconciliable.

En moyenne, l’éducation s’étendra sur une douzaine d’années. Il faut fournir au jeune les codes qui lui permettront de trouver sa place dans la société. La rationalité lui est inculquée par les matières scientifiques, la conformité à la société l’est par l’enseignement de la langue vernaculaire avec ses règles contraignantes et par l’histoire de son pays.

On entrouvrira le couvercle de la marmite de la convention avec l’enseignement de la philosophie en classe terminale.

Pendant des siècles, la porte vers la transcendance, l’imaginaire, était maintenue ouverte par l’éducation classique religieuse. La dualité de la conformité sociale et de l’ouverture vers l’infini étaient assurées par des rites de passage, à l’age de 12 ou 13 ans, lorsque l’enfant endossait la responsabilité de ses actes par sa soumission à la loi transcendante et son adhésion au groupe social dont il est issu.

Le programme de l’éducation suit un chemin parallèle à celui de l’histoire de la connaissance. Dans son enfance, l’humanité baigna dans un monde d’infinies possibilités où les lois de la nature, le vent, la pluie, sont contrôlées par des divinités bienveillantes ou hostiles, imprévisibles, animées de passions humaines. Les résultats imprédictibles de leurs luttes incessantes assuraient un indéterminisme des lois de la nature.

Les nécessités économiques et la royauté engendrent le Premier code de loi : le code d’Hammurabi en Mésopotamie puis la Bible.

Ensuite vint la pensée grecque et l’émergence de la pensée scientifique. Son projet est la construction de lois globales et stables rendant compte de la dynamique du monde. On ne se contente plus de s’émerveiller de la nature, on l’observe. La conception du monde par Aristote est une construction logique abstraite basée sur l’observation de la nature. La matière est composée de 4 principes fondamentaux. Une force centrale dirige la trajectoire naturelle des objets ; On constate qu’un objet lourd tombe plus vite qu’un objet plus léger.

L’architecture complexe de cette théorie est totalisante. Les observations imprévues sont agrégées à la théorie par des rafistolages. La théorie devient de plus en plus complexe ; seuls des esprits longuement préparés peuvent en assimiler toutes les arcanes. Il n’y a pas de place à une part d’ignorance dans la compréhension d’un phénomène. Ainsi la théorie atomiste de Démocrite et Epicure qui se révèle aujourd’hui si proche du point de vue moderne des états de la matière est combattue pour son incapacité à expliquer un point, somme toute mineur, dans son développement théorique ; Ce point ne sera élucidé que deux mille ans plus tard (par la théorie cinétique des gaz et celle du mouvement Brownien).

On observe dans cette péripétie le premier fatal exemple de la destruction d’une théorie par une attaque sur un point faible. Plus tard, cette stratégie a été largement utilisée (par la casuistique) dans la scholastique pour combattre des visions alternatives du monde. Elle a contribué à une stagnation de la connaissance.

Elle fut battue en brèche par Francis Bacon et René Descartes qui ont remis la progression de la connaissance sur ses rails par une libération de la pensée. Ces philosophes ont mesuré la vanité de cette construction académique basée de manière rigide sur la conception d’Aristote et son incapacité à expliquer les phénomènes dont les observations s’étaient accumulées depuis des siècles.

Galilée fut le premier physicien au sens actuel du terme. Il conçoit des expériences qui lui permettent d’établir des lois physiques. Galilée établit la primauté de l’expérience susceptible de renverser une théorie existante. Ses expériences infirmeront une observation première qui faisait loi depuis Aristote : celle de la chute des corps. Il montre, par une expérience soigneusement choisie et débarrassée de l’influence de la résistance de l’air, que deux objets de masses différentes, lâchés sans vitesse initiale, tombent à la même vitesse. Einstein fera de même plus de 3 siècles plus tard, lorsqu’il construira la théorie de la relativité à partir de l’expérience qui établît l’invariance de la vitesse de la lumière dans deux référentiels en mouvement relatif.

On a avec Galilée l’exemple d’une pensée qui s’est construite à partir de méthodes de raisonnement apportées par la pensée grecque pour trouver des idées qui dépassaient celles de ses maîtres classiques. On peut dire que l’enseignement classique a joué pleinement son rôle : fournir un cadre rigoureux dans lequel est laissée libre la faculté de dépasser cet enseignement.

Il faut noter ici que pour les savants de l’age classique, l’idée de Dieu, la transcendance, étaient compatibles avec la pensée rationaliste. Il y eut de nombreuses tentatives de montrer rationnellement l’existence d’un créateur.

On peut remarquer que cette coexistence de la transcendance et de la rationalité est celle qui a été proposée pendant des générations à l’enfant qui « faisait ses humanités ».

Pour un temps, la révolution industrielle au XIXe siècle occupa les esprits et les corps. L’éducation des classes bourgeoises fut consacrée à la formation des cadres de cette industrialisation. Conventions bourgeoises des élites françaises, coexistence d’un puritanisme industriel et d’une aristocratie cynique et nonchalante en Angleterre.

Un exemple, dans la musique, est l’apparition et la volonté hégémonique au début du vingtième siècle de la musique dite « moderne ». Les musiques dodécaphonique, atonale, viennent rompre avec des millénaires de musique harmonieuse, harmonique. Les règles musicales s’étaient construites progressivement pendant des centaines d’années sur les plaisirs qu’elles permettaient, chaque génération de musiciens apportant son lot d’élargissements des règles et d’enrichissements tout en respectant la plupart des harmonies qui étaient acceptables pour cette génération. Brusquement, la musique « moderne » renverse la table et propose une musique atonale pour laquelle les sensations physiologiques de satisfaction, d’accomplissement, apportées par une phrase musicale sont absentes. Cette musique, défendue par des élites « sachantes », est rejetée par la quasi-totalité des auditeurs. On assiste alors à une des premières tentatives de prise en main des esprits. Cette musique « savante » devrait requérir un apprentissage, un effort, qui trouverait sa récompense lorsque l’on aurait atteint le niveau nécessaire pour la comprendre. Arnold Schoenberg, le représentant emblématique de cette musique, fuit le nazisme dans les années 30 et s’installe à Hollywood. Il sera très désappointé par le fait qu’aucun studio de cinéma ne lui ait jamais proposé de composer la musique d’un film malgré l’aura qui l’entourait.

On pourrait écrire une histoire parallèle à cette histoire récente de la musique, avec une histoire des beaux arts au vingtième siècle. Les lignes ne sont pas aussi claires cependant. Nous nous bornons ici à souligner l’entrelacement qui s’est opéré aux Etats Unis, de l’art officiel avec la culture pop issue en grande partie de la publicité et de l’univers des bandes dessinées. Le génie d’Andy Warhol réside dans la récupération des codes de la publicité (exemple de la boite de soupe à la tomate Campbell’s). Tout à la fois, il révèle le mythe représenté par l’image de cette boite installée dans l’esprit de la famille américaine et il reconstruit un mythe dont la sophistication extrême est basée sur le prix astronomique de ces représentations et sur l’hégémonie exercée sur les esprits par le rêve américain.

La recette est finalement simple : Déconstruction-reconstruction. Faire passer pour un mythe une simple boite de soupe à la tomate qu’une mère de famille ouvre vite fait pour le repas du soir (tradition culturelle), déconstruire ce soi-disant mythe, et bâtir un nouveau mythe basé sur le prix exorbitant de ce qui pourrait n’être qu’une affiche publicitaire pour ce produit.

L’aspect mythique d’une voiture était découvert et déconstruit. Toutes les tentatives postérieures de mythifier pour les français une voiture française échoueront en conséquence : La Facel-Vega, la Vel-Satis, la Citroën XM, seront des échecs. Citroën (en fait, PSA) essaiera de faire renaître le mythe de la DS avec sa nouvelle DS, mais en fera une marque à part de la maison mère, la coupant encore plus de ses racines mécanistes.

Les mythes dans l’industrie française ont abondé dans les années 50-60. Citons la Caravelle (un beau nom d’oiseau), le Concorde (un bel oiseau racé), qui ont brillé par leurs qualités technologiques.

Quel est l’enchantement que l’on éprouve à monter dans un AirBus aujourd’hui ? Un bus ?

Fait-on plus trivial ? Pour lui donner un nom pareil, c’est que l’on a jugé que l’homme moderne ne pouvait se faire plaisir à vivre un rêve, un mythe. L’école française du déconstructivisme a une reconnaissance mondiale.

Le politiquement correct est imposé grâce à la récupération des mouvements féministes et des mouvements de défense des minorités. La théorie du « genre » en est le dernier avatar. Cette méthode est appelée le « soft power » expression que certains traduisent par la « dictature douce. »

Dans les pays occidentaux, l’école devient progressivement non pas un lieu pour élever et libérer l’esprit mais une fabrique de formatage des esprits (voir par exemple dans les campus américains, la réduction du droit à l’expression pourtant protégé par le premier amendement). En France, l’enseignement supérieur dans certaines grandes écoles n’est qu’une entreprise à peine voilée et assumée de ce formatage des esprits.

Accident de l’histoire, Internet est en train de déstabiliser cette machine bien huilée. Tout le savoir du monde est maintenant accessible en deux clics de souris. Wikipedia est une encyclopédie participative gratuite qui dépasse de plusieurs milliers de fois toutes les encyclopédies précédentes. Le monopole du savoir est en train d’échapper aux experts. Les publications scientifiques apparaissent aujourd’hui en prépublications sur des sites d’archives ouvertes, permettant à des idées d’être exposées sans passer par les fourches caudines des comités de lecture. Combien d’articles scientifiques s’étaient vus rejetés par des reviewers qui n’avaient pas fait l’effort de comprendre leur contenu ?

La réaction à la diffusion globale des connaissances s’organise vite. D’abord, on qualifie Wikipedia d’être incertaine, voire fausse. Après quelques années, cette opération de dépréciation n’est plus crédible. On invoque alors une théorie du complot pour déconsidérer une opinion contradictoire. Toute information vue sur Internet mais qui ne passe pas au journal télévisé de 20h est qualifiée de complotiste.

L’histoire des sciences a suivi et interprété les raisons et les conditions du progrès scientifique. Il est intéressant, en ce moment de crise de l’Occident, de les observer en creux, c’est-à-dire de décrire les conditions qui ont empêché d’autres civilisations d’obtenir ces résultats et qui deviennent les nôtres.

Nous terminerons sur ce dialogue entre le Sar Rabindranath Duval (le devin, Pierre Dac) et son complice Francis Blanche dans leur représentation publique de divination devant un public bon enfant. Pierre Dac devine qu’un spectateur prend sa vessie pour une lanterne, et alors ? lui demande Francis Blanche ? Alors, il se brûle.

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