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Rencontre avec Michèle Brum : la crise de l’expertise

La parole des experts n’a plus la même autorité que dans le passé aux yeux de l’opinion publique. L’affaire du Mediator en a été une illustration. Cette crise de confiance est grave, elle a failli, par exemple, compromettre l’extension des vaccinations obligatoires aux nourrissons en France.

La revue Prospect de Londres a publié en août 2017 un article sur ce sujet, dont les auteurs, Helen Jackson et Paul Ormerod, sont des économistes. Cet article traite surtout de la défiance vis-à-vis des publications scientifiques.

Après lecture de cet article, Michèle Brum, expert externe auprès de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) pour l’évaluation de la qualité des médicaments à base de plantes et auprès de l’European Medicine Agency (EMA), nous explique qu’il y a différents types d’experts, par exemple les experts externes auprès d’instances nationales, les experts auprès d’entreprises privées, les « referees » qui jugent de la valeur scientifique d’un article à publier…, et elle nous fait part de son expérience personnelle.

Les referees sont en général des universitaires. Ce travail ne leur apporte en principe aucun bénéfice financier, mais la publication chaque année par les revues spécialisées de la liste de leurs referees permet à ces derniers d’augmenter leur statut professionnel.

Dans la même optique, l’évolution de la carrière des universitaires est basée sur le nombre d’articles publiés, ainsi que le nombre de citations de ces articles. On comprend ainsi la pression qui leur est faite pour qu’ils publient le plus possible, ce qui a entraîné une pléthore de publications. À la fin de l’année 2014, on a pu compter ainsi 35 000 articles « peer-reviewed » (approuvés par des confrères), dont beaucoup d’une qualité douteuse. Il arrive souvent que les auteurs soumettent leurs manuscrits à des journaux sans vérifier la réputation de ceux-ci. Pire, il existe de plus en plus de journaux « scientifiques » qui sont des comptes d’auteurs déguisés. C’est fréquent en sociologie et psychologie, plus rare dans les sciences « dures ». Quand les auteurs rémunèrent le journal pour qu’il les publie, inutile de dire qu’ils ne se soucient aucunement du sérieux des procédures d’évaluation. Or, une fois qu’un article est publié, il y a peu de chances pour qu’il soit réexaminé.

En 2013, le journaliste John Bohannon a soumis un manuscrit plein d’erreurs volontaires à 157 journaux qui ont accepté de le publier … contre rémunération. Suivant ce précédent, une équipe d’universitaires polonais a monté une supercherie : ils ont créé le profil d’une universitaire imaginaire et incompétente, qu’ils ont appelée Anne O. Szust (c’est-à-dire « fraude » en polonais) et ont proposé à 350 journaux scientifiques de l’engager comme chef de rubrique. 48 ont accepté … contre rémunération.

Par ailleurs, le magazine anglais ne l’évoque pas, il existe une concurrence féroce entre les équipes de recherche, ainsi que des connivences au sein des équipes. Un referee a éventuellement le pouvoir de donner un avis négatif pour des travaux qui concurrencent les siens et en empêcher ainsi la publication. Les conflits d’intérêts sont donc partout.

Un exemple vécu d’un autre type de conflit d’intérêt : Michèle Brum était expert pour un laboratoire de génériques qui voulait « génériquer » un certain médicament dont un laboratoire pharmaceutique, appelons-le B, avait jusque-là le monopole. Or, le rapporteur chargé de l’évaluation du dossier d’autorisation de mise sur le marché (AMM) de ce générique était un universitaire dont les recherches étaient financées principalement par les crédits de ce laboratoire B, à travers la taxe d’apprentissage et des contrats. De plus, le président du groupe de travail faisait aussi partie du comité directeur de ce laboratoire B. Le rapporteur a proposé de rejeter le générique. Le laboratoire de génériques a fait une réclamation auprès de l’ANSM pour conflit d’intérêt et finalement le générique a été accepté.

Depuis la crise du Mediator, l’ANSM est très exigeante et se méfie tellement des conflits d’intérêts qu’il est devenu impossible de cumuler un poste à l’université et d’être expert pour l’industrie pharmaceutique. En théorie, cette décision est louable. En pratique, elle est regrettable. Les experts n’ont plus aucun contact avec l’industrie. Ils n’ont même plus le droit de faire des présentations à des congrès, voire, par exemple, pour les experts internes de l’ANSM d’y participer ; ils sont, de ce fait, coupés de la réalité. Ainsi, les experts externes pour l’évaluation des médicaments à base de plantes ou des génériques sont tous des universitaires retraités ! Pour être un bon expert, il faut évidemment une expérience de l’entreprise et des problèmes rencontrés sur le terrain et ne pas être resté dans son bureau. Il est, par exemple, important de connaître les exigences pour obtenir une AMM.

Michèle Brum a été, dans sa spécialité, expert pour aider à monter les dossiers d’AMM pour beaucoup de laboratoires pharmaceutiques. Tellement de laboratoires qu’il n’y avait aucun conflit d’intérêts : elle n’a pas privilégié les uns par rapport aux autres. Aujourd’hui, elle a été obligée de trancher : soit rester à l’ANSM et à l’EMA, soit travailler pour l’industrie. Elle a choisi la première option qui ne lui apporte aucun avantage financier mais présente un plus grand intérêt intellectuel.

Propos recueillis par Hélène Braun

 

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