Austerlitz, bataille fractale
par Jean-Marie Domenach
Note SICS de septembre 1992
Les sociétés se construisent contre la violence, qu’elles cherchent à discipliner par l’institution, par la religion, mais aussi par la guerre, car il n’est pas une seule manière de l’expulser, celle qu’a analysée René Girard : le sacrifice renouvelé du bouc émissaire ; l’autre manière consiste à l’enrôler au bénéfice d’une conquête, dont les objectifs proclamés cachent autre chose qui est difficile à nommer : l’attrait du mythe, le désir de se dépasser, l’instinct de puissance certes, mais discipliné. La violence, alors s’élève au niveau d’un art, l’art de la guerre. Elle se sublime à la fois dans l’exaltation du combattant et dans la jouissance esthétique que procurent les mouvements réglés des armées. L’âge baroque connaît l’apogée de cette rationalisation et de cette esthétique. La Révolution française introduit dans la guerre la passion idéologique et l’engagement de masse. Un troisième âge s’ouvrira plus tard, à la fin du XIXe siècle, lorsque la puissance du matériel fera prévaloir la contrainte des moyens et leur horrible efficacité. Mais, lorsque se prépare Austerlitz, la puissance de feu n’est pas encore déterminante et la stratégie garde ce qu’on pourrait appeler une certaine beauté si l’on oubliait qu’elle est, malgré tout et de plus en plus, sanglante.
La stratégie combine donc la force et la raison, en quoi elle est un modèle et une inspiration pour l’action en de nombreux domaines, aussi bien ceux de la politique et l’économie que de l’amour, de l’éducation et généralement dans d’innombrables occasions de la vie : toute décision en relève plus ou moins. Si son domaine privilégié est (faut-il dire était ?) la guerre, c’est pour deux raisons principales. La première est que les décisions et les actions y combinent des ressources et des moyens multiples ; ensuite, et surtout, que leurs résultats se comptabilisent en «pertes», c’est-à-dire en morts, blessés et prisonniers, ainsi qu’en destructions : à la différence des pertes, le plus souvent invisibles et plus ou moins occultées, que provoquent tant de décisions apparemment innocentes dans les domaines de l’économie et de la finance, ainsi que de la politique, celles qu’entraînent les batailles sont publiques, évidentes, émouvantes et souvent cruelles.
La bataille d’Austerlitz, plus qu’une victoire nationale, fascine parce qu’elle fut une victoire de l’intelligence. A la force disciplinée par la raison, Napoléon ajoute ce qui manque si souvent aux chefs militaires (qu’on se rappelle la Grande Guerre !) : l’imagination. En quoi elle demeure comme un modèle d’anticipation, susceptible d’éclairer notre décision, aujourd’hui encore, et (je n’hésite pas à le dire), aujourd’hui plus que jamais. L’emploi économique des moyens, la mise en œuvre efficace des ressources matérielles et morales, mais par-dessus tout, le génie de la précision, et non point d’une précision linéaire, mais systématique, voilà ce qu’on y trouve, comme dans un chef-d’œuvre indépassé.
Il est vrai que l’époque offrait à ce coup d’éclat une chance inouïe. C’est en 1805 que l’entreprise napoléonienne bascule. Le fameux soleil dont on a tant parlé éclaire la bifurcation de l’entreprise impériale, et cela aussi peut nous instruire ; la plus belle victoire de l’histoire moderne est l’initiale de la catastrophe qui surviendra dix ans plus tard… Bonaparte est devenu Napoléon 1er depuis un an, jour pour jour.
Il a su terminer la Révolution, il en a engrangé les acquis et il se trouve encore poussé en avant par cette formidable explosion, cette force populaire sans précédent, sans équivalent, qui a fait lever dans tous les coins de France d’innombrables talents et qui continue d’ébranler le monde, sans savoir où elle veut aller, mais que le génie d’un seul homme capte, concentre et guide à sa guise.
Etrange confluence de deux époques : celle de l’ordre militaire réglé pour la parade et celle de la fougue révolutionnaire. On trouve encore dans la grande armée des soldats et sous-officiers de cinquante et même soixante ans, qui ont servi sous la monarchie, mais la plupart des officiers sont jeunes et les maréchaux ont autour de trente ans. Cela comptera à Austerlitz. Car, si les deux autres empereurs, eux aussi, sont jeunes (l’Autrichien François II a 27 ans, le russe Alexandre en a 28), leurs états-majors sont âgés. Mais l’âge n’est pas déterminant. Napoléon a 36 ans, il est en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels. La vague qui le pousse en avant n’a que quinze ans. Lui, quoique empereur depuis un an, n’est encore qu’un parvenu aux yeux des Cours européennes, un humilié. Il va s’offrir deux empereurs d’un coup et bientôt pour orner et, croit-il, assurer son triomphe, une archiduchesse. Classique histoire de l’humilié qui s’identifie aux maîtres, s’installe dans leur salon, dans leur lit, finit par oublier sa condition et sa révolte, et se retrouve un beau jour à la rue (1).
Mais, pour le moment, l’apprenti-empereur n’est qu’un révolutionnaire sans hérédité et sans légitimité. Ses hommes, qui l’adorent, le traitent encore en camarade. La veille de la bataille, comme il vient, à la nuit, inspecter les avant-postes et trébuche sur un tronc d’arbre, un soldat allume une torche, et les autres, croyant à une fête, transforment cette précaution en illumination, à la stupéfaction des ennemis qui flairent une provocation. On chante encore la Carmagnole dans les bivouacs et, demain, l’esprit de Fleurus soufflera sur les régiments. Pour la dernière fois. Lui, c’est l’Empereur débutant, l’Empereur du pauvre. Le lendemain, il lui aura fallu battre les deux empereurs d’Europe pour se hisser à leur niveau, sans réussir jamais à entrer dans leur club. Au surplus, sa force est d’être seul, car lorsqu’il s’agit de commander, le nombre est toujours nuisible. Cela, il le répètera sans cesse à ses frères, à ses maréchaux. Il est donc seul, ce qui fait maintenant sa force, et bientôt fera sa faiblesse. Seul, mais entouré de ce liseré de flamme qui borde des dizaines de milliers d’hommes qui dormiront peu – non point de peur, mais d’impatience. Entouré d’une immense confiance et d’une espèce d’amour, il ne sollicite pas la passion, il fait mieux : il l’accepte et l’utilise comme une offrande et une protection qui vont de soi. Alors qu’un autre aurait dit : «je serai demain à votre tête», il a l’audace de dire, dans sa proclamation de la veille (1er décembre 1805) : «Soldats, je dirigerai moi-même tous vos bataillons. Je me tiendrai loin du feu si, avec votre bravoure accoutumée, vous portez le désordre et la confusion dans les rangs ennemis ; mais si la victoire était un moment incertaine, vous verriez votre Empereur s’exposer aux premiers coups, car la victoire ne saurait hésiter, dans cette journée surtout où il y va de l’honneur de l’infanterie française».
Dialectique admirable du chef et de ses troupes : le premier se remet entre les mains des seconds et, par-là, les assure de sa responsabilité et leur confie sa vie et son honneur. Il se déclare à la fois leur chef unique («je dirigerai moi-même») et leur féal («votre Empereur»). Cette solidarité dans l’honneur, qui fut la marque des grands rois, cette «hiérarchie entrecroisée» qui caractérise les sociétés holistes (L. Dumont), se colore de démocratie, ou plutôt de démagogie. Il faut attendre le célèbre ordure du jour de Joffre, le 5 septembre 1914, pour retrouver cet hommage à l’infanterie, qui n’est pas l’arme noble, mais l’arme pauvre : celle du peuple paysan qui marche «les pieds dans ses souliers» (Péguy), celle qui vient de la terre et s’accroche à elle.
La Grande Armée avait quitté la côte française de la Manche depuis mois de trois mois. Napoléon était avec elle à Boulogne, dont il comptait partir pour envahir l’Angleterre. Pour cela, il avait besoin que la flotte française protégeât la traversée durant quelques heures. Mais la flotte française est coincée dans les ports occidentaux de la péninsule ibérique et son Amiral, Villeneuve, n’ose pas se risquer. Napoléon l’insulte par courriers. L’Amiral, impuissant, se suicidera. Alors Napoléon change brusquement de plan. Il avait résolu de prendre à la gorge la perfide Albion, l’infatigable instigatrice des coalitions qui se nouent contre lui et auxquelles elle ne donne pas ses hommes mais son argent. Ne pouvant frapper à la tête, il va s’en prendre aux membres. Il apparaît qu’on s’agite contre lui : repoussés d’Italie, les Autrichiens cherchent une revanche. Les Russes ont fait une incursion en Suisse. La Prusse conspire et semble prête à se joindre aux Alliés. Alors, avant que se noue la Troisième Coalition, Napoléon décide de prendre les devants : le 13 août 1805, il fait faire un tête-à-queue aux 150 000 hommes de la Grande Armée toute neuve qu’il amassait tant bien que mal depuis plusieurs mois. Direction : l’ennemi – ou plutôt les ennemis, car il s’agit de les abattre l’un après l’autre avant qu’ils fassent leur jonction.
La condition du succès, c’est la rapidité de la manœuvre. Les troupes à pied avancent par étapes quotidiennes de 30 à 40 km. (On verra même la division Friant parcourir 140 km en deux jours et une nuit.) Les officiers supérieurs vont à cheval ou en berline, mais le fantassin marche en portant arme et sac. On assure que c’est pour lui faire de l’ombre que Bonaparte a ordonné de border d’arbres les routes. Mais l’automne avance et la neige, la boue, le froid vont faire souffrir ces milliers d’hommes qui, ne connaissant pas les chaussures Adidas, marchent dans de mauvais souliers, sans autre ration que du pain et du vin, le reste étant pris au hasard des hameaux traversés. Tous les témoignages soulignent la dureté de cette marche forcée de 24 jours pour arriver au contact de l’ennemi. Ce sera pire dans les semaines suivantes lorsque la pluie, puis la neige, se mettront à tomber. Certes, Berthier, préposé à l’intendance, fait des miracles, mais, à cette allure, l’intendance ne peut suivre ; c’est l’endurance qui compte. Malades, traînards, pillards, lâchent le peloton, mais le gros de l’armée est arrivé devant Ulm.
A Boulogne, Napoléon a conçu son plan comme un tout. Ce n’est pas sur ses intentions, ses possibilités, qu’il se fonde, mais sur celles des ennemis dont, d’un bout à l’autre, il anticipe les mouvements. Son système est entièrement calqué sur celui de l’adversaire, qu’il a deviné. Ses principes en sont simples : anticiper, accélérer, surprendre, tourner. Il suppose que l’adversaire agira rationnellement en se fondant sur les faiblesses françaises : l’infériorité numérique des effectifs (au total 200 000 hommes contre près de 400 000), et surtout l’éloignement de ses bases. En conséquence, il devra aller vite pour frapper les coalisés avant qu’ils soient réunis. Ensuite, ne pas les attaquer là où ils l’attendent. Enfin, ne pas les attaquer de front, mais les tourner et les prendre de flanc.
Il a deviné que l’Etat-major autrichien, escomptant qu’il prendrait la route la plus directe et la plus facile, porterait son armée dans la région nord du Danube ; il se dirige donc plus au Nord, surprend et enferme les Autrichiens dans Ulm, où ils capitulent le 21 octobre, livrant une masse d’hommes, de chevaux et de matériel (les pertes de la Grande Armée sont quasiment nulles). Ayant donné l’ordre à Masséna de fixer sur l’Adige une partie de l’armée autrichienne, il se porte alors à la rencontre des armées russes et des corps autrichiens qui ont fait leur jonction avec elles. Le gros de la Grande Armée descend alors le long du Danube, Murat s’empare de Vienne par ruse et, houspillé par Napoléon qui a bifurqué vers Olmütz, rejoint le dispositif français établi le long de la rivière Goldbach, entre Telnitz et Austerlitz, à 80 km au nord de Vienne. Ce faisant, il s’expose à se voir couper le chemin de la retraite qui passe par Vienne. Mais, ce que les Etats-majors alliés prennent pour une faute est un piège. Napoléon a supposé que l’ennemi, concentré là, chercherait effectivement à lui couper la route de Vienne et l’attaquerait alors qu’il étirerait ses troupes pour la tourner sur sa droite. En conséquence, il dégarnit sa droite afin de faciliter la manœuvre adverse et décide d’attaquer le centre lorsque celui-ci sera dégarni, afin de rompre ainsi en deux morceaux le front adverse. L’extraordinaire est que, sans gêne, entièrement sûr de lui, ou plutôt, sûr de l’adversaire, il dévoile son plan dans son ordre du jour du 1er décembre : «Pendant qu’ils marcheront pour tourner ma droite, il me présenteront le flanc».
La victoire d’Austerlitz est admirable, non seulement en elle-même, mais parce qu’elle résume et accomplit la conception générale de la campagne : un gigantesque mouvement tournant de quinze semaines, qui s’achève en quatre heures de bataille. Bataille fractale, si l’on peut dire, où l’on y voit en réduction l’ensemble d’un mouvement qui s’est développé en trois mois et demi. Napoléon en était conscient lorsqu’il écrivait : «C’est souvent dans le système de la campagne qu’on conçoit le système de la bataille». Combien d’erreurs, en effet, proviennent de ce que la décision initiale ne concerne que la première étape au lieu d’envelopper l’ensemble de l’action prévue, en y incluant le feed back de l’adversaire. Presque toujours, on vise trop court.
Et pourtant, cette magnifique conception faillit échouer. Pourquoi ? Non pas à cause d’une erreur de Napoléon, bien que, trop confiant dans sa manœuvre, il ait excessivement dégarni sa droite, ni même à cause de l’intrépidité inattendue de certaines unités russes, mais parce que, spéculant sur la rationalité de l’adversaire, il ne pouvait prévoir ses erreurs. Or, ce fut l’erreur commise par un général autrichien qui faillit faire basculer la bataille.
Le suspense était terrible. A plus de 1 000 km de ses bases, Napoléon risquait son va-tout, alors que l’Autrichien opérait sur son terrain, près de ses bases, et que les Russes pouvaient se replier facilement sur les leurs. Le sort a hésité, comme il hésitera dix ans plus tard à Waterloo, mais cette fois-ci, il a penché du côté de Napoléon, grâce surtout à l’héroïsme de quelques officiers qui, lorsque l’assaut matinal vient buter, sur le plateau de Pratzen, contre l’élite de l’armée russe, rameutent leurs hommes qui commençaient à plier, et se sacrifient, comme le capitaine Thiébaut.
Tout le monde connaît le brouillard et le soleil d’Austerlitz. Ce fameux brouillard de l’aube n’a pas grande importance : Napoléon n’a pas besoin de voir pour savoir ce que les armées alliées, qui ont commencé leur mouvement pour enfoncer la droite française. Quant au soleil, il se lève brusquement, vers huit heures, comme un signe et un symbole. Cependant, du côté de Telnitz, les Russes enfoncent le rideau défensif qu’a installé Napoléon, et qui aurait été percé si la division Friant, arrivée épuisée après une marche forcée de 36 heures, n’était venue le renforcer et refouler l’ennemi. Lorsque Napoléon, contenant l’impatience de ses officiers, donne enfin le signal de l’assaut, c’est la ruée sur le plateau de Pratzen. On entend les ordres tomber en cascade : «En avant, sacré nom de Dieu !», et Murat qui se couche sur son cheval comme un coureur cycliste en recherche de vitesse, criant à ses cavaliers : «Et maintenant, regardez le trou de mon c…l !». Mais l’assaut n’est pas décisif : il y a, sur le plateau, plus de soldats ennemis que prévu. Pourquoi ? A cause d’une sorte d’embouteillage. Le Prince de Lichtenstein, en effet, s’est trompé d’azimut et lorsqu’il s’en aperçoit, il donne l’ordre à son corps de cavalerie de faire demi-tour. D’où un reflux qui coupe le mouvement des troupes russes descendant pour renforcer leur gauche et retient ainsi sur le plateau des forces qui vont faire front contre l’attaque française. Napoléon avait guidé l’ennemi vers l’erreur qu’il lui avait préparée : couper de Vienne les Français. Mais à cette erreur intelligente, l’ennemi avait ajouté une erreur stupide, due au brouillard ou à la distraction de Lichtenstein – erreur qui, par contre-coup, faillit compenser la première. On en déduira que la meilleure des prospectives ne peut intégrer la totalité d’un développement que l’intelligence n’est pas seule à orienter. L’ignorance, la bêtise, l’incompétence, mais aussi la passion, n’entrent pas dans le champ d’une prospective rationnelle, du moins lorsqu’elles sont le fait du camp adverse.
En fin de matinée, le plateau de Pratzen est conquis, l’ennemi coupé en deux. Lannes et Murat poursuivent la droite alliée en déroute. La droite française, qui a tenu bon, contre-attaque. Son artillerie accélère la fuite de l’adversaire vers les marais gelés, aussi fameux que le brouillard et le soleil, et aussi mythiques, car il ne s’y noiera pas 20 000 hommes comme le prétendra Napoléon, mais 200 au plus, blessés, exténués, car ces marais ne sont pas profonds (2). Mais la défaite des coalisés est écrasante et, le 3 décembre, Napoléon peut proclamer : «Une armée de 100 000 hommes a été, en moins de quatre heures, ou coupée ou dispersée», et terminer par la phrase historique : «Mon peuple vous recevra avec joie, et il vous suffira de dire : j’étais à la bataille d’Austerlitz pour que l’on réponde : Voilà un brave !».
«Mon peuple», c’est le mot du despote, non pas du révolutionnaire. Cette victoire éblouissante annonce, prépare, en effet, la défaite que provoquera inéluctablement l’orgueil, l’ubris de l’Empereur, qui va harasser «son peuple» lequel, en 1814, ne le suivra plus. On pense à Stalingrad dont V. Grossmann dans Vie et Destin montre qu’elle marqua à la fois le triomphe de l’armée soviétique et le début de la phase la plus cruelle du stalinisme. La tragédie grecque aide à expliquer cela. Napoléon a vaincu glorieusement et, si l’on peut dire, économiquement (la Garde n’a pas donné, elle donnera à Waterloo). Mais il a vaincu un leurre. L’Angleterre est toujours là, qui se mobilisera peu à peu. Les alliances vont aller et venir avec les deux Empereurs vaincus, mais l’Angleterre ne passera pas de compromis. Le jour même de la capitulation d’Ulm a été celui de la défaite de Trafalgar.
Reste une question sans réponse : qu’est-ce qui faisait courir l’Homme, et ses hommes derrière lui ? Vers quel Orient les guidait l’ange tentateur de la Bible qui marche à reculons, comme il guida, selon Claudel, Christophe Colomb et, selon Claudel encore, Tête d’Or ? Lui, l’Empereur, rêvait de Constantinople et des Indes : faute de flotte, il ne put jamais l’exécuter. Cependant, des millions d’hommes l’ont suivi dans ses guerres, marchant de Madrid à Paris, puis à Berlin, à Vienne, à Moscou. Que cherchaient-ils ? Pourquoi préféraient-ils ces marches épuisantes, la famine, la souffrance des blessures, la mort, à leur tranquillité ? Certes, la vie était difficile dans les campagnes. Mais il y a autre chose que F. Sieburg a exprimé mieux que je ne saurais le faire – quelque chose d’exaltant et de terrifiant à la fois, qui se dessine à l’aube de la modernité. Sieburg note le passage du révolutionnaire au despote, qui n’empêche pas des millions de Français de suivre Napoléon presque jusqu’au bout, et de l’adorer encore après sa mort. Les grandes idées ne parviennent pas à mobiliser longtemps les énergies, alors elles se fixent sur un chef qui «possède un rayonnement presque divin». «Il y a chez l’homme un recoin caché dans lequel se terrent les velléités d’abandon de sa propre personnalité. Ce n’est pas l’amour qui nous aide à supporter misère et sacrifices, ce n’est pas la tolérance ni le respect de notre âme immortelle qui nous élèvent au-dessus de nos propres faiblesses, mais la soumission à la toute-puissance, la vénération de quelque chose qui est plus qu’humain, et par-là même inhumain. Etre petit est un chagrin secret, mais savoir pourquoi on est petit et donner à sa propre petitesse un sens artificiel, cela contraint les peuples à s’incliner devant le surhumain, qui n’est souvent que l’inhumain et rend mûrs pour les effondrements à venir ».
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(1) Il y a chez Bonaparte, de l’enfant humilié (pour reprendre le titre du livre de Bernanos consacré à Hitler). Et c’est ce qui le perdra.
(2) Les historiens évaluent ainsi les pertes respectives : Alliés, 30 000 hommes sur une centaine de milliers engagés et 12 000 prisonniers. Français, 1 300 tués, 7 000 blessés, 600 prisonniers sur environ 70 000 hommes.
Bibliographie
Claude Manceron, Austerlitz, R. Laffont (Collection «Ce jour-là»)
Friedrich Sieburg, Napoléon, R. Laffont
Général Gil Fiévet, De la stratégie militaire à la stratégie d’entreprise, Interéditions
Vassili Grossmann, Vie et Destin, Julliard-l’Age d’homme