L’exposition consacrée par le musée d’Orsay à Joris-Karl Huysmans vient de se terminer. Critique d’art, Huysmans était surtout connu pour son roman À rebours, paru en 1884. Son héros – ou plutôt antihéros neurasthénique – Jean des Esseintes, convaincu d’être le gardien du bon goût, se réfugie dans la solitude de sa maison, entouré des œuvres anciennes qu’il aime. À rebours des modes du temps.
Des Esseintes était seul et dépressif. Ses émules actuels sont nombreux et colériques. Ils s’érigent eux aussi en gardiens du bon goût, avec la morale de surcroît. Et ils se sentent légitimes pour redessiner et réécrire le passé à l’aune de leurs croyances.
C’est le cas aux États-Unis, où la haute figure de Thomas Jefferson est contestée par les étudiants parce qu’il possédait des esclaves. Plus récemment, George Washington lui-même est « examiné » par la nouvelle Inquisition. Partout, on débaptise, on abat des statues, on instaure des tabous. La fameuse université Yale a constitué un « Comité pour l’établissement des principes pour les nouveaux noms ». Des trophées de chasse ornaient les murs de la très ancienne salle-à-manger d’une autre université américaine ; les étudiants végétariens ont exigé et obtenu qu’ils soient décrochés. Les programmes d’enseignement d’Histoire et d’Histoire de l’Art, jugés européocentristes, sont révisés et confiés à un corps professoral incarnant les nouvelles valeurs. Les conférenciers de passage sont évalués en fonction de leur conformité.
C’est le cas de part et d’autre du spectre politique. L’excès occupe tout le terrain.
C’est le cas ici même en France, avec grosso modo les mêmes pratiques et quelques touches locales pittoresques. La cigarette de Lucky Luke se métamorphose en brin d’herbe, la pipe de Jacques Tati et la clope de Jacques Prévert s’envolent en fumée.
Le phénomène semble devoir durer, s’installer, s’aggraver. Pour commencer, on enfermera dans les « enfers » des cinémathèques – au sens d’enfer de bibliothèque – les films et les enregistrements des plateaux télé où l’air enfumé était à couper au couteau. Et après ?
Rendons hommage à un précurseur, le peintre italien Daniel de Volterra qui, en 1567, fut missionné par le Vatican pour apposer des retouches au Jugement dernier de son maître Michel-Ange. Il s’agissait de dissimuler les sexes des anges. Cela valut à Volterra le surnom de Il Braghettone.
Depuis toujours, c’était le pouvoir – politique, religieux, culturel ou autre –, gardien du conformisme, qui édictait des interdits. La spécificité de ce qui se passe en ce moment : c’est du sein même de la société que surgit l’intolérance. Elle accompagne un phénomène plus vaste, la crise de la démocratie.
Que se passe-t-il ?
Le présent peut-il se permettre de réévaluer le passé et d’en gommer ce qui n’est pas à sa convenance, même les aspects les plus déplaisants, comme le colonialisme, le racisme, le machisme ?
Les événements et les idées d’autrefois doivent-ils passer sous les fourches caudines de la bonne pensée d’aujourd’hui et la mémoire de ceux qui les ont, peu ou prou, incarnés être vouée aux gémonies ?
Comment des universités, de surcroît parmi les plus prestigieuses du monde, peuvent-elles se laisser dériver au nom d’idéologies que d’autres idéologies, inéluctablement, remplaceront un jour ? Aurions-nous oublié que c’est immémorialement la vocation de l’enseignement supérieur que d’être le lieu de la liberté de la pensée et de l’expression, le lieu où doivent se confronter les idées ? Éduquer, c’est enseigner à se mettre en danger pour des idées, non à enfiler des culottes à tout ce qui peut choquer les esprits tendres.
Hélène Braun