« On admire les cultures de la pierre que l’on compare aux nôtres. Les Incas ou les Mayas, avec leurs édifices et leurs temples, sont perçus comme   ̋presque ̏ aussi civilisés que nous. Nous vivons dans un monde tellement urbanisé depuis le Moyen Age que nous avons confiné la civilisation entre les murs et la sauvagerie dans la forêt. Notre société naturaliste a séparé d’une barrière infranchissable le monde sauvage du monde citadin et civilisé. Entre les deux, il y a la campagne, ni tout à fait sauvage ni tout à fait civilisée, une espèce de purgatoire de la civilisation.

Près de 20% de la forêt amazonienne a disparu en un siècle. Dans certaines régions du Sud et de l’Est, elle rejette plus de carbone qu’elle n’en absorbe ! L’argument pour la détruire a toujours été : elle est vierge, ne produit rien, on peut y aller…

Or l’Amazonie est culturelle, anthropique et domestiquée. Elle était occupée par des hommes il y a plus de 13 000 ans, dès le paléolithique. Ils ont manipulé des espèces végétales, s’y sont installés, déplacés, organisés. C’était une aire gigantesque occupée par des populations diverses, parlant plus de 300 langues différentes. Il faut imaginer cet immense bassin de 7 millions de km² comme un vaste marché, avec ses réseaux, ses bourgades et ses agglomérations, ses foires aussi où l’on venait échanger les produits de la pêche, les piments, les meilleurs curares, les outils, les céramiques, les arcs… L’Amazonie précolombienne était traversée de routes et de tertres, de canaux, de fossés, de digues contenant des bassins et des réservoirs, de champs surélevés de toutes formes, dimensions et agencements. Agriculteurs et géomètres, les habitants de la forêt amazonienne avaient édifié, camouflées dans le paysage, d’immenses buttes de terre pour drainer les savanes inondables et les rendre cultivables. 

Puis se produisit une double catastrophe : d’abord climatique, avec une augmentation des pluies qui rendit les buttes inutilisables ; puis démographique avec la disparition de 90% de la population, décimée par les microbes amenés par les Européens. 

L’Amazonie est restée pendant des siècles un acteur essentiel d’équilibre écologique mondial. Des hommes y ont vécu avec la nature dans un profit mutuel. N’est-ce pas un modèle d’espoir et un formidable exemple pour l’agriculture de demain ? »

Stéphen Rostain, archéologue, auteur de « La forêt vierge d’Amazonie n’existe pas » (Paris, 2022)
Propos recueillis par Nicolas Bourcier – Le Monde – 15 décembre 2021a

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