Nous abordons tous freins serrés une période de profond changement du monde. Tous freins serrés, c’est-à-dire pilotés par nos certitudes et par les messages, vrais ou faux, que médias et réseaux sociaux nous adressent sans cesse. L’autonomie de la pensée devient un combat personnel.

Remarquablement, ce sont les enjeux les plus précieux, les valeurs, qui sont les premiers en cause. Des incertitudes, des confusions, des équivoques enserrent des thématiques essentielles, telles que la liberté, la justice, la vérité, ou encore l’égalité. Lorsque ces valeurs auxquelles nous sommes attachés sont dénaturées, il y a grand danger.

Prenons l’exemple de l’égalité, l’un des thèmes aujourd’hui comme hier les plus sensibles. Le thème en tout cas qui éveille le plus facilement les passions. 

Il n’est pas évident que la technologie favorise l’aspiration à l’égalité, il y a même de fortes raisons de penser qu’elle lui est défavorable, car elle automatise beaucoup d’activités non qualifiés et exige de la part des salariés un haut niveau de compétence. 

Et quand une valeur prend le pas sur les autres, elle tend à les écraser. L’illustration la plus forte de cette affirmation est peut-être la dystopie imaginée en 1961 par l’écrivain américain Kurt Vonnegut Jr. : Harrison Bergeron.  

Nous sommes en 2081, l’égalité triomphe. L’État y veille.

 

George Bergeron essaie de regarder un spectacle de ballet à la télévision. Il ne réussit pas à se concentrer à cause de l’émetteur radio inamovible qu’il porte à l’oreille et qui lui envoie régulièrement des bruits insupportables afin de rabaisser la supériorité de son intelligence. Quant aux danseuses, pour qu’elles ne paraissent ni plus jolies, ni plus gracieuses que le commun des mortels, elles portent un masque hideux dissimulant entièrement leur visage et des poids alourdissant leurs membres. 

George essaie (difficilement) de penser à son fils Harrison, qui vient d’être emprisonné car c’est à la fois un génie et un athlète. A ce moment le programme est interrompu par un bulletin d’information. Le présentateur ne parvient qu’à bredouiller et finit par passer le papier à une des ballerines pour qu’elle le lise à sa place. Après s’être excusée pour sa voix mélodieuse, elle lit : « Harrison Bergeron, âgé de quatorze ans, vient de s’échapper de prison. Il est soupçonné d’avoir comploté pour essayer de renverser le gouvernement. Il est sous-handicapé et extrêmement dangereux. »

Apparaît à l’écran la photo de Harrison, 2,10 m, bardé de tous les handicaps qu’on lui a imposés tout au long de sa croissance :  écouteurs géants, lunettes aveuglantes, 130 kilos de ferraille, et, pour l’enlaidir, faux nez, sourcils rasés, cache noir sur les dents.  

Puis un séisme secoue le studio et Harrison y déboule en personne. Il se débarrasse de tous ses handicaps, se déclare empereur, choisit l’impératrice parmi les ballerines, la libère, ainsi que les musiciens. Commence une vraie danse, légère, joyeuse, harmonieuse. 

Bientôt interrompue par l’arrivée de Diana Moon Glampers, à qui l’État a confié la fonction de Grand Handicapeur national. Armée d’un fusil, elle abat les deux jeunes gens. 

Hélène Braun

https://archive.org/stream/HarrisonBergeron/Harrison%20Bergeron_djvu.txt

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