Chaque nuit, notre imagination vagabonde dans des lieux à la fois étranges et connus, peuplés d’êtres familiers ou bizarres. Cet assemblage hétéroclite de faits insignifiants de la veille, de lointains souvenirs d’enfance et d’images purement fantaisistes baigne dans une atmosphère particulière. Les lois de la physique n’existent plus, le décor change à vue, les liens de cause à effet sont modifiés, le temps s’enroule ou coule à l’envers. Nous volons en étendant simplement les bras, nous plongeons sous l’océan avec l’aisance d’une sirène, nous devenons tour à tour cheval fougueux galopant vers l’infini, asticot recroquevillé dans une noisette. Nous communiquons sans paroles, ou bien une phrase, prononcée par une voix désincarnée, plane dans les airs, ou encore nous attribuons une signification précise à des mots qui n’existent dans aucune langue…
Quelle expérience mystérieuse, sans cesse renouvelée, partagée par tous et en même temps si intime ! Nous nous réveillons, l’esprit encore troublé, essayant de nous remémorer les aventures extraordinaires que nous venons de vivre afin d’en prolonger le charme ou d’en effacer la pénible impression, mais déjà nous n’en saisissons que des bribes qui nous échappent à leur tour.
L’homme a tenté, à chaque époque, avec ses moyens et ses croyances, de baliser les paysages fantastiques du rêve, d’en dresser la cartographie et d’aider le voyageur solitaire à s’y repérer.
L’expression « période de vaches maigres » nous vient tout droit de l’usage antique de l’oniromancie. Joseph, personnage de la Bible, explique à Pharaon que s’il a rêvé de sept vaches grasses dévorées par sept vaches décharnées, puis de sept beaux épis remplacés par sept épis brûlés par le vent d’est, c’est qu’à sept années de récoltes abondantes succéderont sept années de disette et qu’il faut s’y préparer en remplissant les greniers. Pour le devin comme pour le souverain, le rêve est un message envoyé aux hommes par la divinité afin de leur permettre de préparer l’avenir. En somme, une démarche prospective en mode poétique et religieux.
Pour les psychanalystes, le rêve révèle les pulsions profondes de l’inconscient réprimées par notre conscience, notre ego ou autre surmoi. Il est le gardien du sommeil parce qu’il nous permet de réaliser virtuellement nos désirs refoulés. Il est le garant de notre santé mentale parce qu’il permet à ces désirs d’apparaître sous un déguisement approuvé par les bonnes mœurs. Le rêve est compensation et avertissement. Dans le message codé des rêves, les freudiens s’attachent surtout à débusquer la libido profonde, les désirs sexuels refoulés depuis l’enfance. Les partisans de Jung recherchent les archétypes, ces grandes images archaïques de l’humanité qui sont de tous les temps et qu’on retrouve aussi dans les mythes et les contes.
L’électroencéphalogramme et l’IRM montrent qu’une nuit est faite d’une succession de phases de sommeil lent (caractérisé par une activité électrique de plus en plus lente) et de sommeil paradoxal (avec une activité électrique rapide, des mouvements oculaires, une atonie musculaire) pendant lequel se produisent les rêves. Tandis que le corps se repose, le cerveau fait le ménage dans les informations, réactive les connaissances nouvelles, consolide la mémoire, se reprogramme, invente des assemblages nouveaux entre les évènements, les images, les idées.
Et c’est ainsi que peut surgir la solution à des problèmes auquel on a longuement réfléchi. Le chimiste russe Dimitri Mendeleiev (1834-1907) avait travaillé pendant des années à la classification périodique des éléments selon leur masse atomique. Une nuit de 1869, après y avoir consacré de longues heures, il vit en rêve une table sur laquelle tous les éléments se mettaient à leur place. Au réveil, il nota ce tableau qui allait porter son nom et à propos duquel il affirma qu’une seule correction lui avait paru nécessaire avant la publication. Le Danois Niels Bohr, Prix Nobel de physique en 1922, racontait volontiers le songe qui le mit sur la piste de la structure atomique qui porte son nom : il se voyait transporté sur un Soleil de gaz brûlant autour duquel des planètes, reliées à lui par un fil, tournaient de plus en plus vite.
L’inspiration de la nuit que je préfère est moins célèbre. Elle est arrivée à l’un des inventeurs de la machine à coudre, l’Américain Elias Howe (1819-1867). Il avait eu l’idée d’un processus utilisant deux fils, l’un provenant d’une canette, l’autre d’une aiguille avec un chas au milieu de la tige. Mais ses prototypes ne fonctionnaient pas. Une nuit, il rêva qu’il avait été capturé par une tribu de sauvages. Il fut emmené vers le chef : « Terminez votre machine ou vous serez mis à mort ! », hurla celui-ci. Et bien sûr, il n’y arrivait pas plus en rêve qu’en réalité. On l’emmena au lieu de son exécution. En route, il remarqua que les lances des gardes avaient une pointe trouée d’un trou en forme d’œil. Au réveil il tenait la solution : une aiguille avec un chas près de la pointe !
Hélène Braun