Le 29 août 1756, les troupes du roi Frédéric II de Prusse ont soudain envahi le royaume de Saxe. En un jour ou deux, elles l’ont occupé et expulsé la dynastie régnante. Le but de la guerre était d’annexer à la Prusse la riche province de Silésie avant qu’une offensive autrichienne annoncée ne l’en empêche.
Ferait-il sens de comparer Frédéric II et Vladimir Poutine et même de penser que le deuxième s’est inspiré du premier lorsqu’il a envahi l’Ukraine ?
Frédéric est réputé énigmatique et introverti. Il est craint de tous, y compris de ses proches. Il poursuit pendant des décennies un unique objectif : faire de la Prusse, qui ne compte que deux millions d’habitants, un État respecté et redouté. C’est pourquoi il se crée l’armée la plus puissante d’Europe.
Le secret et la soudaineté sont complémentaires. L’invasion de la Saxe est une étape qui s’inscrit dans sa longue réflexion personnelle. La proie n’opposera pas de résistance et personne ne viendra à son secours. Le perdreau ne soupçonne pas le fusil du chasseur. Et la mort de dizaines de milliers de personnes, civiles et militaires, ne compte pour rien.
Il n’a cure des sévères critiques qui montent de partout. Comme l’écrivait Thomas Mann dans Frédéric et la Grande Coalition (in Les maîtres, Les Cahiers Rouges, Grasset), « pas d’endroit au monde où on ne traitât Frédéric d’ennemi du genre humain, de bête féroce que la morale et la sécurité publique commandaient de mettre hors d’état de nuire ». Il en ira de même lorsqu’interviendra le partage féroce de la Pologne avec la Russie et l’Autriche.
Il sait jouer sur plusieurs tableaux. Il se fabrique l’image d’un roi philosophe que fréquentent les grands esprits du temps, notamment Voltaire et d’Alembert. Emmanuel Kant l’admire. Le château de Sans-Souci à Potsdam sera son Versailles. Frédéric deviendra une référence et un modèle pour les générations futures.
Effectivement, il a porté le royaume de Prusse au faîte de la puissance. Il a rendu possible, un siècle plus tard, l’unification de l’Allemagne par la chancelier prussien Bismarck, assortie de la victoire sur la France en 1871. À plus long terme, cette Allemagne unifiée a été l’un des acteurs de la Première Guerre mondiale, dont aujourd’hui encore l’Europe et le monde ne sont pas remis.
Mais, c’est bien connu, l’Histoire ne se répète jamais de la même façon.
L’effet de surprise n’a pas joué en faveur de Poutine. Les envahisseurs étaient attendus par l’armée et le peuple ukrainiens. De puissants alliés leur apportent leur aide. Le monde entier suit les événements en temps réel. Poutine fait figure de banni. La brève expédition militaire qu’il projetait devient une guerre longue dont l’issue est indéterminée. L’image de la Russie dans le monde s’est affaiblie : elle vieillit, ses élites la quittent, son armée a besoin de mercenaires. Les deux héros de cette histoire n’en sont pas au même stade de leur vie. Frédéric a 44 ans en 1756, Poutine aura 70 ans en octobre prochain.
Et surtout l’esprit du temps à notre époque n’est plus ce qu’il était au XVIIIe siècle. Alors comptait l’étendue du territoire contrôlé, de nos jours est déterminante la valeur créée.
Moralité : pour comprendre le présent et préparer l’avenir, il faut connaître le passé long.
Serge Baskoff