« Votre professeur de philosophie est souffrante. Elle a donné au téléphone une dissertation sur table que vous allez rédiger maintenant. Sujet : ̎ Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. Commentez. ̎»
Ma voisine et moi nous nous regardons. Je dis : « C’est complètement idiot. Ce n’est sûrement pas la prof qui a dicté ce sujet. Ce doit être une invention de la surveillante générale. »
Et nous décidons de boycotter le devoir tout en faisant semblant d’obéir. Nous nous mettons d’accord : mon amie va rédiger deux pages de paraphrase et moi je vais prendre le contre-pied.
Nous avions une excuse : c’était peu après la rentrée des classes, nous ne nous étions pas encore procuré Le discours de la méthode au programme de la Terminale et nous ignorions tout de Descartes. Quand la professeure de philo est revenue et nous a rendu nos dissertations, ma voisine a reçu des félicitations et moi une belle engueulade.
C’est une question de vocabulaire : comment définit-on le bon sens ? Pour Descartes, il s’agissait de la raison, de la faculté à distinguer le vrai du faux, le bien du mal. Mais généralement l’expression est synonyme de jugeote et là, je maintiens que j’avais raison : le bon sens n’est pas la chose du monde la mieux partagée.
J’en ai eu une illustration toute récente. M’étant lancée dans une grande entreprise d’épuration de vieux dossiers, je me suis fait livrer une destructrice. Elle est arrivée soigneusement emballée, toute montée et sans mode d’emploi. Me fiant aux icônes je l’ai branchée et mise en route. Quand la corbeille fut remplie, j’ai, non sans mal, trouvé comment l’extraire. Et quand je l’eus vidée de tous ses serpentins, que vis-je au fond du réservoir ? La garantie et le mode d’emploi qui commençait ainsi : « Sortez le destructeur de son emballage et mettez la tête de coupe sur la corbeille. »
(Oui, les machines aussi deviennent transgenres).
Le sens commun ne semble pas aller de soi pour les universitaires américains qui pratiquent l’art de transformer en expertise la moindre compétence. Depuis les cours de tricot jusqu’aux classes de « creative writing », en passant par la formation diplômante à la vente au porte à porte, cela peut s’avérer plus malin et utile qu’on ne croirait. Mais toutes les intuitions méritent-elles de passer au crible de la méthode scientifique ? N’est-elle pas ridicule cette étude des années 1970 qui se prolongea une vingtaine d’années et dont la conclusion fut : « Quand un bébé pleure, il faut le prendre dans ses bras » ? Et permettez-moi de m’élever personnellement, avec Bertrand du Guesclin, Pierre Dac et Francis Blanche, contre cette statistique récente (réalisée dans une très sérieuse université américaine) affirmant que les petits moches réussissent moins bien dans la vie professionnelle que les grands beaux.
Certes, les vérités qui vont de soi méritent qu’on les discute pour les justifier ou les démolir. De surcroît, la connaissance avance aussi grâce à ceux qui ont vérifié une intuition qui allait contre la pensée du moment. Ils ont ainsi découvert la reproduction sexuée des plantes, les microbes et les vaccins, l’ARN messager… Mais ceci est une autre histoire.
Hélène Braun