L’exode citadin

Des professionnels qui, en raison de la nature de leur activité, sont en mesure de le faire, quittent les grandes villes. La plupart conservent leur emploi grâce au télétravail. Quelques-uns deviennent autoentrepreneurs. Ils s’installent dans des villes moyennes, dans des petites villes, en milieu rural. Je ne connais pas de précédent, sauf en temps de guerre, à un phénomène aussi rapide. Les inquiétudes dues à la crise environnementale et à la crise sanitaire sont un puissant accélérateur. 

Les arrivants sont heureux de trouver des logements spacieux et moins chers, le calme et le grand air, la possibilité d’un jardin. Les collectivités locales se réjouissent de ce rajeunissement de leur population et de cet apport de compétences. 

Je veux bien croire que la relation entre l’employeur et le salarié se poursuivra, que la technologie compensera la distanciation, que le travail deviendra durablement hybride, que, comme c’est déjà le cas en médecine, depuis des consultations courantes jusqu’à des actes chirurgicaux complexes, une nouvelle réalité s’imposera. La vie familiale deviendra plus facile, plus agréable. 

Mais à moyen et long terme, je crains un parallèle avec l’endettement des nations. Le confort de vie des parents peut se faire au détriment futur des enfants. J’évoque ici, pour ces derniers, les problèmes de déplacement, l’accès à l’éducation, à la culture, chez certains le possible sentiment d’enfermement, l’étendue du paysage mental qui se façonne dans l’enfance et l’adolescence. 

L’inquiétude s’installe dans les très grandes villes, quand leurs édiles sont lucides. Le maire de New-York a récemment envoyé un message aux 1 300 000 salariés du secteur privé qui sont partis sans esprit de retour. Il comprend leurs raisons, notamment le coût de la vie. Mais la ville subit déjà les conséquences de ce désastre, pour les finances publiques – écoles, police, transport public –, pour la vie des commerces et même pour l’attractivité touristique. Depuis deux ans, 50 000 enfants et jeunes ont quitté le système scolaire de la ville. L’invitation à revenir est presque une supplication, formulée avec humour car il ne dispose d’aucun autre pouvoir de persuasion : « vous ne pouvez pas traîner à la maison en pyjama toute la journée ! ».

J’observe l’inquiétude des dirigeants d’entreprise. Le départ de personnel qualifié s’inscrit dans la pénurie plus générale de personnel. Des PME songent à rejoindre leurs collaborateurs qui ont déménagé. Sans les rencontres entre personnes, les liens se maintiendront-ils ? Et qu’en sera-t-il de l’imagination, de la créativité et de l’action, qui doivent aussi se nourrir de vrais échanges ? 

Ce mot un peu excessif illustre la perplexité de beaucoup : « s’ils veulent travailler depuis l’Antarctique, pourquoi pas ? ». On notera au passage à quel point la situation est complètement désaccordée de ce qu’étaient les relations de travail il y a une dizaine d’années à peine. 

Tentons de comprendre ce qui se passe : peut-être s’agit-il d’une manifestation identitaire de la génération Y, ces « digital natives » de 25 à 35 ans ; peut-être le témoignage d’une société qui ne croit plus à ses mérites ni à ses possibilités de progrès ; peut-être une conjonction, qui était difficilement concevable, entre l’esprit du temps, la baisse démographique et la montée du besoin de compétences ; peut-être une manière pour certains de nos contemporains de se défausser de leurs responsabilités vis-à-vis de l’avenir, alors que le pessimisme est à la mode.  

Je ne peux m’empêcher d’évoquer ce phénomène universel que fut, pendant des siècles et encore de nos jours, l’exode rural : « la ville rend libre ». Les métropoles ont tous les défauts mais pouvons-nous vivre sans elles ?  Pour en rester à l’exemple de New-York, cette ville a, depuis le XVIIIe siècle, joué un rôle incomparable : celui d’un centre vibrant de culture, d’esprit d’entreprise, de création, de croissance. Depuis longtemps, des millions de personnes y sont arrivées, y ont fait leur vie et ont apporté une contribution essentielle à son rayonnement mondial. Serions-nous en train de choisir le chemin inverse : l’exode citadin ? 

 

Armand Braun

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