Au centre d’une grande assiette, un soupçon de crème, quelques miettes de pâte sablée, et, tout autour, des points et des traits jetés artistiquement d’une sorte de gelée jaune : voilà une tartelette au citron déstructurée par un grand chef pâtissier. Elle a perdu le goût de la tartelette traditionnelle, mais qu’importe, elle démontre une habileté et une créativité à la dernière mode et il convient de s’extasier. 

De plus en plus d’œuvres classiques ou populaires sont également en train de perdre leur saveur, à force de relecture, de corrections, de coupes sombres par les « sensitivity readers » qui veillent à ce que personne ne soit choqué, surtout pas les adeptes du courant woke aimant à s’offusquer devant toute atteinte à la nouvelle pensée correcte.

Déjà en 1983, à l’occasion de l’adaptation de l’un de ses albums pour la télévision américaine, le dessinateur belge Morris avait, précédant de plusieurs années la loi Evin contre le tabac, obligé son héros Lucky Luke à troquer sa clope contre une brindille. Cela lui valut les félicitations de l’Organisation mondiale de la santé mais n’empêchera jamais les fumeurs invétérés de continuer à s’empoisonner de nicotine. 

En 2009, la pipe de M. Hulot fut remplacée sur les affiches par un petit moulin à vent (sic) et sa statue inaugurée en 1997 sur la plage de Saint-Marc sur Mer, près de Saint-Nazaire, a depuis déjà perdu dix fois sa pipe. 

Roald Dahl, qui lâchait des propos antisémites lors d’interviews et traitait assez mal son entourage, n’était certes pas un individu follement sympathique. Mais il faut distinguer la personne et l’auteur : ses romans et nouvelles pour adultes et enfants sont encore plus délicieux qu’une tartelette au citron. En 2023, son éditeur a entrepris d’expurger de ses œuvres tous les termes « discriminants », liés au poids, au genre, à l’ethnie – sans parler de passages ajoutés par les rewriters. Pas question, n’est-ce pas, de traumatiser les chères têtes pas forcément blondes de son lectorat !

Et tout cela avec l’aval d’héritiers inconscients – ou intéressés par les adaptations télévisées pour des chaînes ou des plates-formes bien pensantes. Parmi ceux qu’indignent ces méthodes dignes de dictatures et qui, comme elles, agissent au nom du « bien », Salman Rushdie : « Roald Dahl n’était pas un ange mais il s’agit ici d’un cas de censure absurde. Puffin Books et les ayants droit de Dahl devraient avoir honte », a-t-il twitté. 

Devant la levée de boucliers face à la décision de modifier les textes de Roald Dahl, la maison d’édition britannique Puffin annonce qu’elle publiera une édition classique de ses textes (« The Roald Dahl Classic Collection ») afin de « laisser aux lecteurs le choix de la version qu’ils préfèrent ».

Rien de tel pour Agatha Christie, dont, depuis 2020, année où « Dix petits nègres sont devenus » « Et il n’en resta aucun ». Il est désormais impossible de se procurer les textes originaux autrement qu’en occasion. La maison Harper Collins a supprimé dans toute les éditions, papier ou numériques, la moindre mention d’une personne noire, juive, gitane, orientale, nubienne, indigène… Même une expression apparemment aussi innocente que « de belles dents blanches » a été effacée. 

Juger les textes anciens à la lumière des idéologies – qu’on souhaite éphémères – d’aujourd’hui c’est refuser toute démarche intellectuelle qui consiste à expliquer, contextualiser, relativiser, commenter. C’est gommer le mouvement de l’histoire, qui progresse ou recule. Comme l’écrivait le romancier Ralph Ellison (afro-américain, ouf !), « le monde n’avance pas comme une flèche mais comme un boomerang ».

Un sociétaire de la Comédie française a partagé son inquiétude avec Roselyne Bachelot : « je crains que dans dix ans on ne puisse plus jouer Molière ». Et de citer les moqueries envers les Turcs du « Bourgeois gentilhomme » ou ce passage des « Femmes savantes » : « Il n’est pas bien utile et pour tant de causes qu’une femme étudie et sache tant de choses ». 

Pauvre Molière, avant de ne plus le jouer, on ne pourra plus le lire. Des auteurs bien intentionnés de manuels scolaires sont en train de le réécrire pour simplifier son texte, le mettre prétendument à la portée de tous. Alors qu’au contraire, s’attaquer à un texte un peu difficile et en venir à bout est une manière de s’éduquer, de devenir plus cultivé, plus intelligent. 

Le fameux « Club des Cinq » n’est plus ce qu’il était et il y a longtemps que les petits romans de la Bibliothèque Rose ont été expurgés, voire amputés de chapitres entiers, pour rentrer dans un certain format. Pour ma part, depuis que j’ai des enfants et des petits-enfants, j’écume en vain les bouquinistes à la recherche d’un exemplaire original de « Fifi Brindacier », l’héroïne de mon enfance. 

Qui a décrété qu’il était mauvais d’être bouleversé par des idées choquantes ? En 1976, Bruno Bettelheim expliquait dans sa « Psychanalyse des Contes de Fée » que les loups, les sorcières, les ogres et autre barbes bleues qui menacent de dévorer les enfants, loin de traumatiser les jeunes lecteurs ont un effet thérapeutique, car ils répondent à leurs angoisses et les préparent à affronter les épreuves de la vraie vie. Mais les contes de fée, qui existent depuis que l’homme raconte des histoires, appartiennent à un genre certainement honni des partisans de toutes les formes actuelles du politiquement correct. 

Quand des ignorants insultent des chefs d’œuvre en les manipulant, ils nous préparent une humanité décervelée, sans émotion et sans colère. C’est un crime contre l’esprit et contre la littérature. Le romancier japonais, Sôsuke Natsukawa, grand amoureux de la littérature européenne, raconte ce pouvoir ambigu de la lecture et de la relecture, tantôt agressives, tantôt empathiques. « Le livre, fait-il dire au « Chat qui voulait sauver les livres », ne se résume pas à une simple liasse de papier. Qu’il s’agisse d’une œuvre coup de poing ou d’une saga-fleuve, tant qu’on ne l’ouvre pas, ce n’est qu’un objet inerte. Mais les livres dans lesquels on s’est épanché et que l’on chérit possèdent un cœur. Un livre doté d’un cœur ne manquera jamais de voler à la rescousse de son propriétaire. Les livres anciens, en particulier, disposant d’une longue histoire, sont influencés par de nombreux esprits, dont ils tirent un grand pouvoir, pour le meilleur ou pour le pire ». 

Hélène Braun

Lire à ce sujet le Parthénon des livres

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