J’aime beaucoup le mot « chagrin ».

Il me semble que toute la littérature est une protestation contre Freud et son article Deuil et mélancolie. Pour le fondateur de la psychanalyse, le trajet normal de la libido c’est de tourner la page et de se porter sur un autre objet. Plus brutale encore, la vulgate contemporaine exige de pouvoir faire son deuil, c’est-à-dire se vider aussi vite que possible de la présence encombrante du mort. Or la littérature est clairement du côté de la mélancolie.

L’écrivain est celui qui ne fait pas son deuil. « J’espère du Roman une sorte de transcendance de l’égotisme, dans la mesure où dire ceux qu’on aime, c’est témoigner qu’ils n’ont pas vécu (et bien souvent souffert) pour rien », écrivait Barthes.

Quand on a aimé quelqu’un, y compris d’amitié, on continue à vivre avec lui, même après sa mort. C’est ce qui m’arrive avec Philip Roth. Nous n’étions pas intimes, et pourtant je lui parle presque tous les jours – en anglais par surcroît, mon anglais est moins rouillé grâce à lui ! La littérature, c’est la prééminence du chagrin sur le deuil, c’est toute la place possible donnée à la mélancolie.

Comme le dit Kundera dans Les Testaments trahis, « Tout simplement un mort que j’aime ne sera jamais mort pour moi. »

Alain Finkelkraut, propos recueillis par Jean Birnbaum – Le Monde 17 septembre 2021

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