Armand Braun
Prospectiviste
L’avenir a toujours été imprévisible, désormais il est inconcevable. Or c’est là que se déroulera notre vie et celle de nos successeurs. Il est de nos jours envisagé par beaucoup avec fatalisme et angoisse. Il pourrait l’être comme un projet à explorer et à élaborer. C’est parce que quelques-uns, à toutes les époques l’ont compris que l’humanité a traversé tant de millénaires. Nous leur sommes redevables de notre existence.
La prospective est la démarche empirique et expérimentale qui rend possible la préparation de l’avenir. Elle a été conçue par le philosophe Gaston Berger dans les années qui ont précédé la Seconde Guerre mondiale ; pendant cette guerre, alors qu’il participait à la Résistance dans le Sud-Est de la France ; puis pendant le séjour qu’il a effectué en 1947 et 1948 aux États-Unis. Il la rendra publique dans les années 1950 en France, alors qu’il avait la responsabilité de la mise à niveau de l’Enseignement supérieur en France, et dans le monde entier, plus particulièrement en Amérique du Sud.
Tant de décennies plus tard, les circonstances différentes dans lesquelles nous sommes désormais illustrent le changement du monde, pourtant encore captif de la paresse de pensée, que Gaston Berger annonçait. Mais de nos jours, nous n’avons plus le confort de fermer les yeux alors que nous sommes confrontés à toutes sortes de problématiques existentielles pour l’humanité et plus généralement le vivant. Nous contribuons aussi bien à la montée des périls qu’à celle des possibles, avec la déplaisante impression que nous ne comprenons rien à ce que nous faisons.
Nous devons nous familiariser avec les fondamentaux de la démarche prospective : identifier les données pertinentes, leurs interactions, écarter les pièges des cadres temporels, disciplinaires et culturels, donner effectivement leur chance à l’imagination et à la surprise. Avec, non contradictoirement, l’empirisme et la réflexion, sans craindre la longue durée de la recherche…
Cette démarche pourrait devenir le mode global de préparation de l’avenir : promouvoir l’identité humaine, dans sa pluralité et sa dignité, apprendre à échanger et travailler tous ensemble, à partir par exemple des questions « quel avenir voulons-nous ? », « comment le préparer ? » Quelle formidable entreprise !
Quatre-vingts ans plus tard
L’entourage de Gaston Berger dans le cadre du Centre International de Prospective (CIP), créé en 1957, comportait des scientifiques, des philosophes, des ingénieurs, des médecins et aussi des chefs d’entreprise. En effet, Gaston Berger avait expliqué que la qualité de l’avenir dépendrait essentiellement de notre capacité à passer de l’étude à l’action ; or l’action – de nos jours on dit plutôt la création de valeur – est le domaine de responsabilité spécifique des chefs d’entreprise. Son propos a été entendu mais, après sa disparition en 1960, il n’y a plus eu ni espace intellectuel ni tolérance pour l’idée prospective.
L’avertissement du Club de Rome en 1972 et la crise du pétrole en 1973 allaient, comme le propos de Gaston Berger, susciter beaucoup d’attention sur le moment, puis très vite tomber dans l’oubli, dans le contexte de plusieurs décennies de prospérité.
Si l’idée prospective n’a pas disparu, c’est parce qu’il y a eu une relève assurée par les membres de la Société Internationale des Conseillers de Synthèse (SICS), qui avaient accompagné Gaston Berger dans les débuts de la prospective : le fondateur de la société, André Gros – qui avait créé la SICS en 1947 en lui attribuant cette géniale raison sociale – puis Georges Guéron, Jean-Claude Roumanteau, et jusqu’à ce jour, moi-même, Armand Braun. Une petite équipe discrète qui s’est renouvelée à diverses reprises à travers le temps long.
Les membres de la SICS se sont consacrés à des projets concrets de prospective : l’Aventure des métiers, cadre de la découverte de l’entreprise et de l’économie par les collégiens (de 1987 à 1999) ; les Associations de solidarité familiale, mécanisme de prévoyance intergénérationnelle, relais et partenaires micro du système de protection sociale ; des livres : Le bilan social, autour d’Alain Chevalier (Masson, 1988) ; sous le pseudonyme de François Feder (Economica, 1981) La crise ultime, description d’un monde soudain privé de pétrole ; un roman dont 25 ans plus tard la force se révèle, Le bal des chômeurs, par A.H. Braun (Descartes & Cie, 1999), mettant en scène un monde du travail dans lequel ce sont les employés qui rémunèrent les employeurs. Nous avons accompagné le grand scénariste et réalisateur Jean-Claude Carrière lorsque celui-ci a imaginé pour Strasbourg un grand Centre européen de l’Image, le projet Gutenberg, qui sera en définitive construit à Karlsruhe. Et la SICS, à la fin des années 1980, participé à la création du Futuroscope par René Monory.
C’est de nos jours que sous le signe de l’urgence le message de Gaston Berger peut être compris par tous.
Les quatre-vingts prochaines années
Alors que nous avons compris que la relation entre le passé, le présent et l’avenir renouvelait toutes les situations, il pourrait faire sens de nous fixer des objectifs « longs », à notre échelle. Après tout, les vivants d’aujourd’hui qui le seront encore à l’époque seront plus nombreux qu’on ne le pense.
Rebrousser chemin en pensée à partir d’un avenir relativement lointain est une démarche qui mérite d’être explorée. Ce pourrait être une manière d’aborder les temps devant nous à partir des éclairages que fourniraient des lointains pourtant inconcevables, de déchiffrer dans leur globalité et leurs interactions des enjeux plus proches, de faciliter la conception d’idées et de projets. L’humanité n’a jamais expérimenté la pensée longue, n’a jamais imaginé comment celle-ci pourrait utilement rétroagir. Et il pourrait faire sens d’« arrondir » l’année 2100 au sens que donnent à ce mot les marins.
Cette approche pourrait intéresser quelques lecteurs. Isolés, ils auront peut-être du mal. Appuyés par des institutions, leur liberté et leur continuité seront précaires. Si ces prospectivistes ont besoin d’une référence indiscutable, ce pourrait devenir la mission de la SICS, sous le signe de l’inspiration de Gaston Berger, que de la leur apporter.