L’anguille est un bien étrange animal. Elle ressemble à un serpent, mais c’est un poisson. Apparue sous la forme d’une larve minuscule, transparente et plate, au milieu des algues de la Mer des Sargasses, elle parcourt des milliers de kilomètres à travers l’Océan pour atteindre les rives de l’Europe sous la forme d’une sorte de ruban de verre. Elle va vivre sa vie dans les eaux douces d’une rivière ou d’un lac, où elle subit encore d’autres métamorphoses. Ayant achevé sa croissance, elle entame le voyage inverse pour se reproduire sur le lieu de sa naissance. Pourtant, aucune anguille adulte n’a mais été aperçue dans la Mer des Sargasses.

C’est un seau plein d’anguilles grasses et savoureuses, qui a sauvé de la famine les Pères Fondateurs. Il leur fut offert par Tisquantum, leur interprète Patuxet, qui les émerveillait en les pêchant à mains nues. Au fond, l’animal symbolique de Thanksgiving ne devrait pas être une dinde mais une anguille !

L’anguille a aussi joué un rôle dans l’orientation professionnelle du jeune Sigmund Freud. En 1876, son professeur de zoologie l’envoya en mission à Trieste pour étudier… les testicules d’anguille. Un chercheur polonais pensait avoir découvert ce qu’il en était. Freud devait corroborer ou réfuter ses affirmations. Pendant de longues semaines, Freud parcourut les côtes adriatiques, disséqua des centaines d’anguilles, les mains tâchées de leur sang. Et il décida que ce genre de sciences où l’on progresse petit à petit sur le terrain et dans un laboratoire, n’était pas fait pour lui. Ainsi, le chemin vers la psychanalyse a-t-il été, d’une certaine manière, pavé d’anguilles mortes.

Christoph Irmscher – The Wall Street Journal – 9 mai 2020
À propos de l’ouvrage du Suédois Patrick Svensson : Le Livre des Anguilles

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