Solomon Eagle, presque nu et un brasier sur la tête pour purifier l’air, jouant les prophètes de malheur dans les rues de Londres lors de la grande pest.

Ce qui est constant lors des pandémies, ce sont les attitudes humaines.

D’abord, le déni.

Les pouvoirs locaux et nationaux réagissent en retard, déforment les faits, manipulent les chiffres pour en minimiser la gravité. Daniel Defoe, par ailleurs le célèbre auteur de Robinson Crusoé, rapporte qu’en 1684 les autorités de la région de Londres avaient tenté de faire croire à une moindre mortalité due à la peste en attribuant de nombreux décès à d’autres maladies. Alessandro Manzoni décrit, lors de la peste à Milan en 1630, la colère de la population contre le gouverneur de la ville qui, ignorant la menace, refusa de reporter les fêtes en l’honneur de l’anniversaire du prince. Laxisme des pouvoirs et inconscience de la population : l’épidémie se propagea très vite. Sous-jacente aux reproches des gens contre les politiques, une immense colère contre la divinité responsable des morts et des souffrances, et contre les pouvoirs religieux incapables de maîtriser la situation.

Puis la rumeur.

Autrefois, pour s’informer, on demandait des nouvelles de leur famille et de leurs voisins aux personnes que l’on croisait de loin dans la rue. Les gens se figuraient la situation générale un peu comme on assemble les pièces d’un puzzle. Dans ce monde sans journaux, ni radio, ni télévision, ni Internet, la grande majorité des gens étaient illettrés. Pour se faire une idée de la cause et de l’étendue de leurs tourments, ils n’avaient que leur imagination, lyrique, spirituelle, mythique, alimentée par toutes sortes de frayeurs et de fausses croyances.

À la mi-mars 2020, le directeur de ma banque à Ciahangir et mes voisins à Istanbul étaient persuadés que le coronavirus était une rétorsion économique chinoise contre les Etats-Unis et le reste du monde. De tout temps, les rumeurs les plus folles et les plus tenaces ont attribué à « l’autre » l’origine et la propagation des épidémies. Pour Thucydide la « peste » qui sévit à Athènes par vagues de 430 à 426 av. JC (et dont on pense aujourd’hui qu’il s’agissait probablement du typhus) avait débuté en Éthiopie et en Égypte. Pour Marc-Aurèle, les Chrétiens étaient responsables de la variole parce qu’ils avaient refusé de participer aux rituels propitiatoires aux dieux romains. Au Moyen-Âge et sous la Renaissance, on montrait du doigt des individus qui, ayant vendu leur âme au diable, avaient contaminé volontairement le portail et le sol des églises. Dans l’Empire Ottoman comme dans l’Europe chrétienne, ce sont les Juifs qui furent régulièrement accusés d’avoir empoisonné les puits.

Enfin l’entr’aide.

Aujourd’hui, grâce aux médias, et malgré les fake news, nous sommes informés. Nous savons que l’humanité tout entière, de la Thaïlande à New-York, partage le même sort et la même angoisse. Nous savons quelles sont les précautions à respecter à chaque instant pour limiter la propagation de la maladie, nous n’avons pas honte d’avoir peur, et cette humilité encourage notre solidarité.

Orhan Pamuk, Prix Nobel de littérature 2006 – International New York Times – 24 avril 2020

En attendant parution de son futur roman « Nuits de Peste », dont l’action se situe en 1901, vous  pouvez lire ou relire tous ses ouvrages précédents, et aussi :

Thucydide : « Histoire de la Guerre du Péloponnèse, livre II »
Alessandro Manzoni : « Les Fiancés »
Daniel Defoe : « Journal de l’Année de la Peste »
Albert Camus : « La Peste »

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