« Le ministre de l’Economie belge, Pierre-Yves Dermagne, vient d’annoncer une loi obligeant les commerçants à accepter les paiements en espèces. Parmi les premiers bénéficiaires de cette mesure, il mentionne « les enfants, les personnes âges, les précarisés du numérique ».
Il aurait pu ajouter : les philosophes libéraux. Depuis quelques mois en effet, je m’efforce de retirer à nouveau de l’argent liquide au distributeur pour payer mes dépenses courantes. Je vois bien que certains détaillants rechignent à retrouver le chemin du tiroir-caisse. Mais cette modeste discipline me permet de donner des pièces aux SDF, de laisser des pourboires, de ne pas enrichir exagérément les banques (qui prélèvent environ 0,3% sur chaque paiement par carte !) et surtout, surtout, d’effectuer des achats sans laisser de traces, en cultivant cette part de secret, fût-elle dérisoire, sans laquelle nous nous retrouverons un jour nus devant la machine.
Je ne me rêve pas en tonton flingueur versant une valise de biffetons sur la table de la cuisine parmi les toasts et les bouteilles. Je reste sceptique quant à la valeur symbolique théorisée par la psychanalyse de l’argent sonnant et trébuchant. En revanche je reconnais qu’il est une manière d’unir la société sans contrainte. Si l’on en croit l’anthropologue américain Marshall Sahlins, auteur en 1972 de l’ouvrage « Âge de pierre, âge d’abondance : l’économie des sociétés primitives », le cash est apparu aux marges des tribus, dans les échanges entre des gens ou des groupes qui ne se connaissaient pas bien, mais souhaitaient néanmoins échanger pacifiquement.
A l’inverse, la traçabilité du moindre flux financier permise par la « cashless society » va inévitablement tendre à moraliser et politiser nos transactions, ce qui se reflète déjà dans les admonestations des banques qui se permettent de suivre et de catégoriser nos dépenses. Privé de zone grise, le citoyen acheteur va s’interdire les déviances comme les extravagances. Et l’on voit mal comment l’Etat résisterait longtemps à la tentation, sous couvert de lutte contre le blanchiment, de lancer ses algorithmes à la recherche de toute donnée suspecte.
Le paiement sans contact est tellement facile que la part des espèces dans le volume des paiements aux points de vente en France a régressé d’environ 57% en trois ans, et plus encore chez nos voisins européens. Le nombre de distributeurs ne fait que diminuer (et, sous prétexte de sécurité, ils ne fonctionnent plus la nuit).
Inventera-t-on un moyen de paiement électronique aussi neutre et anonyme que le cash ? Hélas, l’euro numérique semble prendre une direction différente. La présidence de la BCE a déjà exclu un anonymat complet.
La question est donc moins de conserver quelques vestiges d’argent liquide pour les personnes âgées et les philosophes libéraux que de prévenir une dystopie où l’ensemble de nos transactions quotidiennes seraient inscrites sur un grand registre centralisé. Il vaut mieux tolérer quelques fraudeurs que de mettre toute une population sous surveillance. »
Gaspard Koenig – Les Echos – 26 avril 2023