« L’Acropole des livres » : installation réalisée pour la Documenta 14 de Kassel en 2017 avec tous les livres interdits par un assortiment de dictatures passées et présentes – photo HB

Pour se débarrasser des livres, il y a plusieurs techniques.

Le feu n’a pas bonne réputation quand il s’agit de livres : les bibliothèques craignent les incendies et font ce qu’elles peuvent pour s’en préserver. Les autodafés ne sont pas des méthodes de rangement, ils sont destinés à apaiser la colère divine, enfumer les opposants… Dans Fahrenheit 451, roman de Ray Bradbury adapté au cinéma par François Truffaut, les livres sont brûlés au lance-flammes par les pompiers. Parfois le livre en feu est présenté en arme de libération : en l’espèce, le prétendu progrès consiste à effacer tout ce qui a été dit et pensé auparavant.

L’eau : l’immersion des livres est moins spectaculaire que leur combustion, elle est pourtant tout aussi efficace. Des bibliothèques ont été dévastées par les fleuves en crue. À Paris, le déménagement de la Bibliothèque nationale installation près de la Seine a contraint à ranger les livres dans des tours et les lecteurs…  dans les caves.

Les rongeurs : Karl Marx légua ses premiers manuscrits à « la critique rongeuse des souris ». Mais les souris n’ont pas exaucé les vœux de l’auteur. Le recours aux dents très aiguisées reste une méthode lente et aléatoire. Les rats des champs rongent sans discernement, les rats des villes sont trop gourmets.

Le recyclage est technologique, écologique, psychologique. L’industrie accomplit en quelques mois ce que la nature mettrait des siècles à parfaire. Pulpage, épuration et désencrage ralentissent le réchauffement climatique.

La transmission : l’amateur donne ses livres. Mais les bibliothèques savantes n’en veulent plus. Elles n’acceptent dans leurs cages dorées que les oiseaux les plus exotiques. Les livres modernes, hélas, ne sont pas solides. Ils jaunissent, se décollent, se désagrègent. Le consommateur attend du neuf, du brillant, revêtu au goût du jour.

La disparition : il n’y a plus de livres, seulement des textes. Le texte se passe enfin du livre. Des chercheurs se vantent de ne pas avoir de livres. Des professeurs professent en ligne. Des lecteurs coupent et collent. Des élèves surfent et piratent. L’amateur de lecture vivra sans livres. Les moulins à café à manivelle avaient cédé la place aux moulins électriques… puis aux capsules. Tel sera peut-être le destin du livre.

Nous avons eu la chance de retrouver ce texte remarquable paru il y a huit ans. Nous le diffusons en résumé. Il devient chaque jour plus véridique et plus actuel. Et nous nous permettons de remarquer qu’à ces méthodes traditionnelles vient récemment de s’ajouter la « cancel culture », qui –  des pièces de Molière au Club des Cinq d’Enid Blyton, sans oublier Fifi Brindacier d’Astrid Lindgren  –  dénature les livres en simplifiant les textes sous prétexte de les mettre à la portée du plus grand nombre… Des capsules en quelque sorte.

Gil Delannoi – Commentaire n°141 – printemps 2013
Prospective.fr
Extrait de Fahrenheit 451 de François Truffaut :
https://www.youtube.com/watch?v=UlQ1C54coaY&ab_channel=PierreMenard

Print Friendly, PDF & Email