Une partie importante des jeunes Français ne possède que quelques centaines de mots, quand il leur en faudrait plusieurs milliers pour tenter d’examiner et d’accepter pacifiquement leurs différences et leurs divergences. Ils ont perdu cette capacité spécifiquement humaine de tenter d’inscrire pacifiquement leur pensée dans l’intelligence d’un autre par la force respectueuse des mots. La parole devenue éruptive n’est le plus souvent qu’un instrument d’interpellation brutale et d’invective qui banalise l’insulte et précipite le conflit plus qu’elle ne le diffère. Leur violence est d’autant plus forte, d’autant plus immédiate qu’elle est devenue muette. Un regard de travers peut coûter une vie.
Reconnaître leurs différences, les explorer ensemble, reconnaître leur divergences, leurs oppositions, leurs haines et les analyser ensemble, ne jamais les édulcorer, ne jamais les banaliser, mais ne jamais leur permettre de mettre en cause leur commune humanité : voilà à quoi devrait servir la langue française qu’on leur a si mal transmise ; voilà à quoi devraient servir ses conventions non négociables qui devraient les lier, quelles que soient leurs appartenances respectives.
S’ils passent à l’acte de plus en plus vite et de plus en plus fort aujourd’hui, c’est en partie parce que l’école comme la famille n’ont pas défendu avec suffisamment de conviction et d’amour la vertu de rassemblement pacifique du langage. L’une comme l’autre ont oublié que cultiver la langue de leurs enfants, veiller à son efficacité et à sa précision c’était permettre de mettre en mots ses frustrations, de formuler ses désaccords et … de lui apprendre à retenir ses coups.
Certes, la parole n’a pas le pouvoir magique d’effacer la haine, ou de faire disparaître les oppositions, mais elle a la vertu d’en rendre les causes audibles pour l’un et l’autre ; elle ouvre ainsi à chacun le territoire de l’autre.
Que faire pour donner sa chance à la langue d’imposer sa loi pacifique à la violence meurtrière ?
D’abord, nourrir très tôt nos enfants de mots en nombre et en qualité. Ensuite privilégier absolument la compréhension des phrases et des textes afin que la lecture ne soit pas un déchiffrage aride. Enfin ne pas coller son enfant devant les écrans. Parlez et parlez encore, écoutez et écoutez encore, discutez, argumentez, racontez et regardez votre enfant dans les yeux.
Alain Bentolila, auteur de « La joie d’apprendre ensemble. 150 activités ludiques pour cultiver la langage et le plaisir de lire » (First Éditions, 2019) – Le Figaro – 11 octobre 2020